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XI


Sophie Arnould disait à ses amis aux derniers jours de sa vie : « M. de Lauraguais m’a donné deux millions de baisers, et m’a fait verser plus de quatre millions de larmes. »

M. de Lauraguais était un fou d’infiniment d’esprit, avec une incurable jeunesse de caractère, un grand désordre et une grande audace de tête, plein de coups de vent et de caprices, excessif d’un bout à l’autre, à l’étroit dans sa vie, précipitant son activité de mille côtés, variable, montant et descendant de goûts en goûts, changeant d’idées comme d’humeurs, bouillant, brouillé, sans but et tiraillé de vouloirs, une cervelle à la dérive, sautant d’études en études, accrochant les paradoxes, volant de la science à la politique, et de la chimie à la poésie, remuant le rien et la foudre, touchant au droit public, à la porcelaine, à la tragédie, à l’inoculation, à l’éther, à la Compagnie des Indes, aux banquettes de la Comédie-Française, se cognant à Darcet et à Morellet, à Voltaire et à Orner de Fleury ! une sorte de grand homme manqué et dévoré d’inconstance, en qui s’agitait, mal à Taise, une âme d’un autre temps logée dans un esprit du XVIIIe siècle.