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CONDUITE DU SAGE DANS LA SOCIÉTÉ HUMAINE

saient les Cyniques : il se suffira à lui-même[1]. Au reste, il faut convenir que cette conception de la vie bienheureuse est plus moderne et semblait avoir encore plus de véritable dignité que la sagesse en haillons d’Antisthène.

Ainsi, jusqu’à présent, l’Epicurien vivra comme tous les autres hommes, et ne manquera guère plus qu’eux à ses devoirs sociaux. Il peut à la rigueur avoir une femme, des enfants ; il aura des amis ; il sera bienfaisant envers ses esclaves, bienveillant envers tous ; à la rigueur, et malgré le danger que courra son ataraxie, il pourra ne pas rester complètement étranger aux affaires des autres hommes, aux honneurs, aux richesses, à l’estime publique : son moi vivra autant que possible en harmonie et en sympathie avec les autres moi. Sauf le dévouement profond, entier, le sacrifice de soi sans arrière-pensée, — qui en fait sont rares, — l’intérêt explique et peut reproduire la plupart des actes extérieurs dans ce qu’on pourrait appeler la vie affective : c’est qu’au fond il y a entre les hommes une communauté de fins (συντέλεια), une communauté d’intérêts qui les fait confondre leurs efforts vers un même but et les force à se prêter une aide mutuelle.

Mais quand par exception les intérêts, au lieu de s’unir, se combattent, qui jugera entre eux, qui préviendra ou terminera le conflit ? La justice ? Il y aurait alors un principe d’action supérieur à l’intérêt. Nous le savons, c’est impossible, suivant Epicure. Il nous reste donc à analyser avec ce dernier l’idée de justice, celle qui de toutes les idées morales se ramène peut-être le plus difficilement à l’intérêt pur et simple. La théorie épicurienne de la justice, fondée sur le contrat social, n’est pas moins intéressante à étudier que celle de l’amitié ; elle nous offrira une grande analogie avec les théories modernes de Hobbes et de Rousseau.

  1. Ibid., 120.