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LES SUCCESSEURS MODERNES D’ÉPICURE

choses, y compris la volonté, aux lois nécessaires de la nature, qui sont les lois nécessaires de l’intelligence : voilà en quelques mots le spinozisme. Il n’y a d’absolu que la nécessité éternelle qui fait exister ce qui existe. Tout le reste est relatif. L’absolu, c’est ce qui est ; et quand nous parlons de ce qui pourrait ou devrait être, nous portons alors de simples jugements sur la perfection et l’imperfection, sur le bien et le mal ; et par une illusion étrange, nous prenons ces jugements pour ce qu’il y a de plus absolu, quand il n’y a rien de plus relatif. Qu’est-ce en effet que la perfection ou l’imperfection, dont les Platoniciens voulaient faire des types absolus de notre intelligence ? Ce sont de simples relations des choses à notre pensée. « Celui qui, après avoir résolu de faire un certain ouvrage, est parvenu à l’accomplir, à le parfaire, dira que son ouvrage est parfait ; et quiconque connaît ou croit connaître l’intention de l’auteur et l’objet qu’il se proposait, dira exactement comme lui[1]. » Vous voyez une maison inachevée ; si l’ouvrier voulait l’achever et n’y est pas parvenu, la maison est imparfaite ; s’il ne voulait la mener que jusqu’au point où elle est, elle est parfaite ; toute perfection est donc relative à la pensée de celui qui agit. D’après cela, avons-nous le droit de dire que les œuvres de la nature sont parfaites ou imparfaites, comme si la nature avait des idées et des intentions, comme si elle se guidait sur les types idéaux que Platon imagine ? « Cette pensée du vulgaire, que la nature est quelquefois en défaut, qu’elle manque son ouvrage et produit des choses imparfaites, je la mets au nombre des chimères. La perfection et l’imperfection ne sont véritablement que des façons de penser, des notions que nous sommes accoutumés à nous faire en comparant les uns aux autres les individus d’une même espèce et d’un même genre. »

Comme la perfection et l’imperfection sont relatives à notre pensée, le bien et le mal sont relatifs à nos désirs, ainsi qu’Epicure et Hobbes l’ont montré. « Une seule et même chose, en effet, peut en même temps être bonne ou mauvaise ou même indifférente. La musique, par exemple, est bonne pour un mélancoli-

  1. Ethique, IV. Préambule.