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iv
INTRODUCTION

que de simple bureau[1]. Puis, d’extension en extension, il signifie le tapis qui couvre une table à écrire ; la table à écrire à laquelle cette étoffe sert de tapis ; le meuble sur lequel on écrit habituellement; la pièce où est placé ce meuble; enfin les personnes qui se tiennent dans cette pièce, à cette table (dans une administration, dans une assemblée).

On a vu jusqu’ici un même mot s’appliquer à des objets de plus en plus nombreux, en vertu d’analog-ies multiples que l’esprit découvre entre l’objet primitif et les autres objets que le mot sert à désigner. Grâce à ces extensions graduelles, la compréhension du mot va toujours en s’élargissant. Dans certains cas, au contraire, la marche de la pensée est inverse; le mot commence par désigner un ensemble, une collection d’objets; puis, par une suite de restrictions qui en bornent l’application à certains cas spéciaux, il arrive à ne plus désigner qu’une partie limitée de ce qu’il embrassait dans sa signification première.

Pis (de pectus) est d’abord la poitrine d’un homme, d’un animal quelconque, avant de désigner uniquement la mamelle de la vache ou de la chèvre. L’auteur de la Chanson de Roland nous montre la barbe de Charlemagne qui flotte sur son pis : {Centré|Et par la barbe qui al piz me ventèle[2].}} Labourer (de laborare) s’applique à tout travail, avant de se dire seulement du travail de la terre. Dans Villehardouin, l’armée laboure pour refaire un pont : « Li baron firent toute jor labourer l’ost[3]. »

Menuisier s’est dit primitivement de l’ouvrier d’un corps de métier quelconque qui était chargé des ouvrages les plus menus, les plus délicats : il y avait des menuisiers en serrurerie, en orfèvrerie, etc.

Veez cy ung ouvrier D’or et de pierres menuisier[4].

Vers la fin du XVIe siècle, le mot finit par se restreindre aux ouvriers qui travaillent le bois.

Dans les mots qu’on vient de citer, le sens général disparaît peu à peu, et le sens spécial survit seul. Il est d’autres mots dont la signification se resserre par degrés, sans qu’aucune de leurs acceptions cesse d’être en usage, depuis la plus étendue jusqu’à la plus restreinte.

Le monde signifie proprement l’univers : la création du monde. Il désigne spécialement le globe terrestre : voyage autour du monde ; puis une partie de la terre : le nouveau monde ; puis les hommes qui habitent sur la surface de la terre : Jésus est le Sauveur du monde ; puis la société des hommes : l’opinion du monde ; puis un groupe d’hommes : aller dans le monde ; enfin plusieurs personnes, ou même une seule : est-il venu du monde ?

Le mot couvert, appliqué au service de la table, désigne d’abord tout ce dont on couvre une table à manger : mettre, ôter le couvert ; puis une partie de ces objets : mettre le couvert de quelqu’un ; puis la simple réunion de la cuiller et de la fourchette : un couvert d’argent.

Ainsi, tantôt la langue, obéissant aux lois de l’analogie, poursuit dans ses extensions les plus éloignées une idée première toujours apparente à travers ses transformations (feuille, gagner) ; ou elle étend le nom de l’objet primitif à d’autres objets qui présentent avec celui-ci des séries diverses de caractères communs (pain, queue,

  1. Boileau, Satires, 1.
  2. Chanson de Roland, 48.
  3. Villehardouin, 75.
  4. Jaq. Milet, Destruction de Troye, 1378, Stengel (dans Godefroy).