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INTRODUCTION

occupent, à la circonstance qui les a fait naître : on ne peut les détacher du milieu où elles sont heureusement enchâssées pour les faire passer dans la circulation. Si la parole était l’expression rigoureusement exacte de la pensée au lieu d’être un essai plus ou moins heureux pour s’en approcher, il n’y aurait pas un art de bien dire ; le langage serait un fait naturel comme la circulation, comme la respiration. Mais, grâce à cette imperfection de la parole, on fait effort pour rendre toutes les nuances de l’idée, du sentiment qu’on veut exprimer, pour faire partager aux autres ses impressions, pour les persuader, pour les émouvoir, pour les charmer, et l’on fait œuvre d’écrivain. Lamartine a pu dire par une image hardie, en parlant d’arbres séculaires : Et ces ai’bres sans date *

Victor Hugo , en parlant des fleurs des pommiers
Neige

odorante du printemps’^ ; ce sont des expressions poétiques, non des sens figurés du mot qu’il soit permis d’employer après le poète, et que l’usage autorise à appliquer à des cas analogues. De ces deux classes d’expressions figurées, les premières appartiennent à la langue, qui est générale ; les secondes au style, qui est individuel ; les premières sont une monnaie courante, les secondes des médailles, des œuvres d’art. On reconnaît les premières à ce caractère que l’idée qu’elles expriment se présente seule à la pensée lorsqu’on les emploie, et qu’on a besoin d’un effort d’esprit pour faire reparaître l’image effacée. Qui songe en effet à un aveugle, à un sourd, quand il parle d’une confiance aveugle ou d’une lanterne sourde ? Il n’en est pas de même lorsqu’on rencontre les secondes ; par exemple, lorsque Molière, pour désigner les faux dévots, se sert de cette image expressive de faux monnayeurs en dévotion^, l’image seule apparaît la première ; puis il faut un moment de réflexion pour saisir le sens, et l’on admire alors la justesse et l’énergie de la figure. Un second trait qui distingue les acceptions figurées des hardiesses poétiques ou oratoires, c’est que les premières, uniquement destinées à désigner une chose, sont d’ordinaire brièvement exprimées, par un mot unique ou par un petit nombre de mots ; les secondes, faites pour peindre, ont besoin d’un plus ample développement. C’est ainsi que Bossuet, dans YOi^aison funèbre du prince de Condé, décrit les bataillons serrés de l’infanterie espagnole, « semblables à autant de tours, mais à des tours qui sauraient réparer leurs brèches» ; et que, dans le Cid ào, Corneille, D. Diègue dit, en parlant du comte de Gormas :

Je l’ai vu tout sanglant, au ntiilieu des batailles, Se faire un beau rempart de mille funérailles*.

Nous n’avons pas cru toutefois devoir exclure du Dictionnaire ces créations individuelles, lorsqu’elles offrent d’heureuses applications du style à la langue, des exemples frappants des ressources que notre lexique offre à l’art des grands écrivains. Il suffit d’indiquer par ces mots ’.poétique, oratoire, etc., que ce ne sont point là des

emplois figurés qui appartiennent à l’usage courant. Mais nous rejetons les images incohérentes ou hasardées qui pourraient égarer l’esprit de certains lecteurs, lors même qu’elles seraient signées de noms illustres ; telles sont ces expressions figurées que Chateaubriand met dans la bouche de Chactas : « Tout à coup je sentis une larme d’Atala tomber sur mon sein. Orages du cœur, m’écriai-je, est-ce une goutte de votre pluie’" ? » Ce n’est point faire œuvre de linguiste que de recueillir cette floraison artificielle, qui a plus d’un trait commun avec le langage figuré des Précieuses du temps de Molière.

1. Lamartine, Harmonies poétiques et religieuses, 1. 2. V. Hugo, Orientales, 33.

3. MoLiicRii, Tartufe, 1« Placet au roi.

4. CoRNiciLLE, Cid, I, 5, var.

5. Chateaubriand, Atala.