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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


quieux, d’un ton humble, quand il eut reçu ma déposition, se plaignit des journaux qui avaient ébruité et dénaturé cette sotte histoire dont il ne devait rien rester. Il s’excusait, se confondait. La conversation s’engagea, et toute l’effroyable nullité du pauvre homme m’apparut, chargé de cette terrible affaire dont il ne comprenait rien, sinon que le bordereau avait été décalqué ou photographié[1] et que Dreyfus devait rester coupable, puisque le ministre de la Guerre affirmait que le juif avait été justement condamné. Il m’avoua qu’il connaissait la communication des pièces secrètes aux juges. Les juifs ont tort de se solidariser avec Dreyfus ; ils eussent mieux fait, « si puissants, si riches », de le faire évader. La preuve qu’Esterhazy n’a point trahi, c’est qu’il est toujours sans le sou ; or, l’Allemagne paye bien[2]. Et il parlait du commandant avec un grand respect.

En effet, Esterhazy le prenait de haut avec lui, l’étourdissait de sa superbe : « On a cherché à me discréditer, à me déshonorer. Alors que j’étais l’objet d’une enquête et que je dépendais de la justice militaire, dans l’impossibilité de parler ou d’agir pour me défendre, mes adversaires n’ont pas craint de déverser sur moi, publiquement, les plus abominables outrages. C’est là une conduite infâme et qui est sans exemple chez tous les peuples civilisés ; l’accusé est sacré[3]. »

  1. Il me dit, notamment, que le bordereau, comme la lettre à Mme de Boulancy, avait été fabriqué par le procédé indiqué dans l’article d’Émile Gautier (Voir p. 117) ; Esterhazy lui en avait fait la démonstration.
  2. Il tint le même raisonnement à Mathieu Dreyfus.
  3. Instr. Ravary, 8 décembre 1897. (Cass., II, 117.)