Page:L’Arioste - Roland furieux, trad. Reynard, 1880, volume 2.djvu/214

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

“ Ne te fâche point si je crains pour celui que j’ai tant aimé. Je veux être certaine que tu ne lui donnes pas une boisson malfaisante ou empoisonnée. Tu ne lui donneras donc pas ce breuvage avant d’en avoir fait toi-même l’essai.

« Tu penses, seigneur, si le misérable vieillard dut être troublé. Il n’a pas le temps de se reconnaître ni d’imaginer un autre moyen, et pour ne pas donner de soupçons, il goûte sur-le-champ au breuvage. Alors le malade boit avec confiance le reste qui lui est offert.

« De même que l’épervier qui tient dans ses griffes une perdrix et se prépare à en faire sa pâture, et qui voit le chien, jusqu’alors son fidèle compagnon, venir avidement et à l’improviste la lui arracher, ainsi le médecin se voit trahi par celle dont il devait espérer le concours. Écoute maintenant un rare exemple d’audace, et puisse-t-il en arriver ainsi à tous les avares !

« Sa tâche accomplie, le vieillard s’apprêtait à retourner dans sa chambre, pour y prendre quelque médecine qui pût le sauver du poison ; mais Gabrine l’en empêche, en disant qu’elle ne veut pas le laisser partir avant que le breuvage n’ait produit manifestement son effet dans l’estomac.

« Vainement il prie, en vain il offre de renoncer au prix qu’on lui a promis. Alors, désespéré, voyant qu’il ne peut fuir une mort certaine, il se décide à tout révéler, sans que celle-ci puisse l’arrêter. Ainsi, ce qu’il avait souvent fait aux autres, ce bon médecin se le fit à la fin à lui-même.