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QUAND CHANTAIT LA CIGALE

Et elle sourit d’un air résigné de bon vieux chien.

— C’est là votre petit garçon ? demande Dearest.

— Mon Dieu, non ! C’est le fils de ma fille. Ma dernière à moi est mariée.

— Vous avez eu plusieurs enfants ? questionne Dearest, continuant la conversation.

— Quinze, fait-elle.

Je reste confondu, anéanti.

Quoi, cette caricature de femme, cette lamentable loque, cet amas de rides, a donné naissance à quinze enfants !

Ah ! certes, la race humaine n’est pas prête de s’éteindre.

J’éprouve à la regarder une immense détresse.

Elle a soixante-quatorze ans, dit-elle, et travaille tous les jours. Oui, pour le travail, elle ne craint aucune jeune fille, affirme-t-elle. L’aïeule s’est assise au bord de la véranda. Elle a longuement marché pour vendre ses poissons, et ses vieilles jambes sont lourdes. Elle parle, elle dit des choses simples sur les gens, le temps, ses occupations, sa vie, sa famille. Chaque remarque est ponctuée par une longue pause, par un silence.

Debout près d’elle, sa culotte copieusement rapiécée, son petit fils mange des glands cueillis en route.

Les yeux de la vieille font des trous dans sa figure. Ils ont dû être bleus, mais ils ont pâli, sont devenus gris, ternes. Ils ont contemplé la figure de ceux qui sont morts, celle de son mari, celles de quelques-uns des enfants, et ils ont vu la vie, parfois plus triste que la mort.

Mettre des enfants au monde, et travailler tous les jours, jusqu’au dernier, jusqu’au moment où elle fera sa dernière grimace, où son dernier soupir s’échappera d’entre ses chicots noirs et ses lèvres pâlies pour s’en aller pourrir dans la terre, voilà son lot.

Quel lot !

Dearest lui achète deux de ses poissons.

La vieille s’en va, s’éloigne avec son petit fils, mais le cauchemar me reste.

Nous allons nous asseoir au soleil dans le verger, et je reprends la lecture du livre de Barbusse. Les contes du grand écrivain nous apparaissent plus tristes, plus émouvants encore que tout à l’heure.

Les récits intitulés La Présence et Tendresse nous empoignent