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Page:Laberge - Quand chantait la cigale, 1936.djvu/108

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QUAND CHANTAIT LA CIGALE

morceaux de maîtres. Les fils du défunt ont bien fait les choses. Tout a été de premier ordre.

Au retour du cimetière, les parents ont pris le dîner à la maison. Depuis deux jours, les fourneaux cuisaient et les chaudrons fumaient. L’on sentait dans la cuisine des odeurs de viandes rôties et bouillies, d’épices, et de gâteaux qui brunissent. Si nombreux étaient les convives que l’on a dû faire deux tablées. L’on m’a forcé de prendre place avec Dearest à la table des plus proches parents. Tous à l’exception de deux nièces et de moi, sont des sœurs, des beaux-frères, des belles-sœurs de l’oncle Moïse, rendus à un âge patriarcal. Je calcule mentalement. Les onze personnes assises à côté de moi ont vécu un total de 675 ans. Dearest et moi sommes les plus jeunes.

La mort n’a pas enlevé les appétits. Les rôtis et les plats de ragoût circulent, les assiettes se remplissent, se vident, se remplissent de nouveau. L’on mastique tant bien que mal, l’on avale, l’on mange pendant que l’on vit. Puis, ce sont les pâtés, les gâteaux, les crèmes, les confitures qui arrivent. Ceux qui ont fini, ceux qui sont rassasiés, se lèvent, vont prendre l’air, et l’on prépare la seconde tablée. L’on a servi en tout soixante-dix repas et il reste encore assez de mangeaille pour apaiser la faim de vingt à vingt-cinq personnes. Repus, les hommes s’en vont sous la remise, allument la pipe et causent par groupes. Les femmes, elles, restent à la maison et parlent de leurs maladies.

La journée s’avance. Après avoir dîné, les musiciens sont repartis pour la ville avec leurs instruments enveloppés dans des gaines d’étoffe verte. De temps à autre, l’un des visiteurs serre les mains de ceux qui l’entourent et s’en va. D’autres se dirigent vers l’écurie, harnachent leurs chevaux et s’en viennent les atteler aux bogheis, devant la porte. Les femmes sortent en attachant leurs chapeaux. L’on se dit adieu. Sur la route, les voitures s’éloignent lentement, se dispersent, disparaissent…

Déjà, deux générations ont laissé pour toujours la petite maison blanche, près de la calme rivière. Tour à tour, le grand père, la grand’mère, la bru, puis le fils, ont franchi pour la dernière fois le seuil de la modeste demeure qui m’abrite, moi et les miens. Ils dorment à jamais dans le funèbre enclos, près de la vieille église.