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QUAND CHANTAIT LA CIGALE

Il marche depuis des heures.

Partout, l’on doit dormir. Lui seul veille. Sous les grands arbres, près de la petite maison blanche, il va dans le brouillard gris. Il va tel un fantôme errant. Il fait quarante, cinquante pas, puis il revient à son point de départ. La nuit et le brouillard l’enveloppent et l’on ne peut distinguer sa figure.

Il va la tête légèrement penchée en avant.

À un moment, il soulève son chapeau, et la lueur de la fantastique lune jaune entourée d’un halo violet et vert frappe son crâne chauve.

Il a vécu ; il a souffert.

L’homme va dans la nuit tiède, étrange et mystérieuse ; il va dans le brouillard blanc qui submerge les maisons, les arbres, les poteaux télégraphiques, les choses. Il évoque le souvenir de l’aïeule que l’on a emportée de la petite maison blanche, par un clair matin d’automne, il y a des années, pour aller la déposer dans le cimetière, à côté de la vieille église : il songe aux siens qui reposent sous le toit de celle qui est partie pour ne jamais revenir. Il sait que ces figures jeunes et blondes vieilliront, se flétriront et mourront. Il sait que son heure à lui approche. À travers la nuit, le brouillard, l’étendue, il sait que la faucheuse inéluctable s’en vient. Il croit la voir accourir du fond de l’espace. Il se demande s’il n’entend pas son pas dans le lointain, s’il ne la verra pas surgir. Il a peur de sentir son souffle le frôler. Il est tenté de porter les mains en avant pour la repousser, pour l’éloigner. Il voudrait crier, hurler, mais il sait la vanité de la lutte et, de désespoir, il marche dans la nuit…

Et tandis que tous les êtres dorment, oublieux du dénouement, de l’heure fatale, lui, il va dans le noir, dans le brouillard. Et au-dessus d’une vaste flaque d’eau et de boue, entre les rameaux des grands arbres qui s’agitent comme des tentures de deuil, la fantastique lune jaune, au halo violet et vert luit, telle une lampe funéraire au-dessus d’un grand catafalque.