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QUAND CHANTAIT LA CIGALE

bon état, mais lorsqu’il ne resta plus rien à glaner dans les champs, la famine commença à se faire sentir chez les prisonnières. Leur nombre diminua d’ailleurs. L’une des trois poules de Mme Denault et une autre provenant d’un poulailler rapproché servirent à faire un autre fricot. Les deux survivantes du troupeau de Mme Denault songeaient peut-être vaguement, dans leur cervelle de poule, aux claires poignées de blé que la bonne Mme Denault leur lançait chaque matin sur le sol. Elles n’avaient pas alors à se préoccuper de leur subsistance. Elles vivaient heureuses comme des rentières. Maintenant, elles passaient des jours sans picorer autre chose qu’un criquet égaré.

Un midi, quelqu’un ouvrit la porte du hangar, mais étant appelé ailleurs, s’éloigna en négligeant de la refermer. Les deux poules de Mme Denault sortirent alors du bâtiment où leurs ravisseurs les avaient tenues cachées et elles firent quelques pas comme pour s’orienter. Elles s’aventurèrent dans la rue et s’éloignèrent. Elles rencontrèrent trois automobiles, dont l’une faillit les écraser, quatre voitures, des hommes, des femmes et un enfant. Elles allaient sur la route, picorant avidement ce qu’elles trouvaient. Un obscur instinct les poussait, les dirigeait vers leur ancienne demeure. Elles arrivèrent ainsi devant leur cour et brusquement, elles s’élancèrent comme deux coureurs au signal. Elles se précipitaient vers l’enclos familier. Leurs compagnes d’autrefois formaient là un groupe avec le coq au milieu. Les voyageuses se joignirent à elles et, tête baissée, remuantes, affamées, se mirent à chercher leur nourriture. De sa véranda où elle se trouvait, Mme Denault aperçut les revenantes, maigres, affamées. Le cœur lui fit un saut. Elle courut au grenier et en redescendit du blé dans son tablier. Alors, remise en joie, comme dans un geste de bénédiction, elle lança de grandes poignées de grains qui brillaient au soleil comme des pépites d’or.