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QUAND CHANTAIT LA CIGALE

Il fait sombre ; il fait chaud, et l’on respire une odeur de roses, de chandelles et de vieilles jupes. Ce ragoût de senteurs est atroce. L’on étouffe.

Les sons d’un orgue asthmatique se font entendre et l’officiant, d’une voix traînante, marmonne les hymnes qui sont si souvent montés sous la voûte du temple, les hymnes qui ont bercé tant de générations éteintes qui dorment dans le petit cimetière à côté.

Ah, ces prières jamais entendues !

Devant cette foule agenouillée sur ses vieux os, devant cette foule des humbles, des travailleurs usés, le prêtre entonne un cantique d’allégresse, de remerciements, et de bénédictions. Il rend gloire à la divinité et célèbre les bienfaits reçus.

Le peuple courbé, prie sans conviction, pense à la mort, à rien, ou s’endort.

Ça manque d’air. Ça sent le rance, les roses, la chandelle et les vieilles jupes.

L’on suffoque et je sors.

Je suis accablé.

Devant l’infirmité humaine, devant cette indigence mentale, j’éprouve une immense détresse.

Je m’éloigne comme si je portais sur mes épaules un poids énorme, et je marche dans la nuit…

Brusquement, j’entends des éclats d’orchestre.

Me voici devant le chalet du club nautique tout resplendissant de l’éclat des lumières électriques. Entrons un moment dans ce temple de la jeunesse et de la joie.

Aux sons barbares d’une musique nègre, trois ou quatre cents personnes vêtues de blanc, les cheveux poudrés, exécutent un fox-trot dans la vaste salle. Les sons criards des instruments et le vacarme des cymbales entrechoquées me cassent les oreilles, m’étourdissent, mais la ronde se poursuit avec frénésie et chacun tournoie avec ardeur. Voici maintenant un tango remodelé, corrigé, châtié et arrangé pour l’usage des gens respectables, mais qui trahit cependant son origine canaille.

Aux sons barbares de la musique nègre, la jeunesse fox-trotte avec emportement.

Ce qu’il fait chaud ! L’on respire un relent de sueurs, de parfums à bon marché et une âcre odeur de cigarettes.