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Page:Laberge - Quand chantait la cigale, 1936.djvu/85

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QUAND CHANTAIT LA CIGALE

La jeunesse s’amuse.

Je remarque dans cette fête un ancêtre ventru, lourd et courbé, enfoui dans un ample pantalon de coutil qui lui remonte presque jusqu’aux aisselles, et quelques plantureuses matrones dont les chairs débordantes semblent faire craquer les vastes corsets qui les emprisonnent. Ce vieux beau et ces fausses jeunes veulent s’amuser quand même et ne voient pas leurs gestes ridicules.

J’en ai assez. Je m’en vais.

Un bras m’accroche.

Je me retourne. C’est une connaissance, un officier du club.

— Vous ne partez pas maintenant ? Attendez, il y a la surprise. Ne manquez pas cela, c’est le plus beau de la fête. Restez deux minutes seulement. Vous allez voir quelque chose qui va vous intéresser. Vous ne le regretterez pas.

Sa figure est épanouie, rayonnante. Il est tout vibrant, tout débordant de joie dans l’anticipation de ce qui doit arriver. Sa félicité est complète. Impossible de ne pas se rendre à sa demande.

Je me résigne. Nous n’attendons pas longtemps.

Le tintamarre nègre cesse.

Un monsieur coiffé d’une casquette en toile, galonnée d’or, s’avance au milieu de la salle et annonce quelque chose.

Aussitôt, toute l’assemblée se précipite, les regards levés vers un petit orifice à la hauteur du toit. Soudain, l’on voit poindre quelque chose. Toutes les mains se lèvent frémissantes, prêtes à saisir, à griffer. Les yeux brillent, l’espoir illumine les figures. Quelle est cette merveille qui va apparaître ? Est-ce la fortune qui va tomber de cette lucarne ?

La multitude est dans une attente fiévreuse.

Et voilà qu’un minuscule ballon en baudruche lancé par l’orifice, là-haut, descend lentement dans la salle. Léger, il flotte dans l’air au-dessus de la foule qui se dresse sur la pointe des pieds. Des centaines de mains sont tendues pour l’empoigner. Quelques-unes l’effleurent, le touchent, mais le ballon remonte un peu pendant que la masse se bouscule, que toutes ces mains levées tentent de le capturer. Capricieux, le globe aérien semble danser sur les mains dressées. Il échappe à tous et à toutes. Finalement, des doigts l’accrochent brutalement, victorieusement, le serrent et… le ballon éclate, se déchire. Il n’est plus qu’un débris informe, qu’un rien dans la main du vain-