Page:Lacroix - Le Docteur Gilbert, 1845.djvu/18

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
18
le docteur gilbert.

prudence, sans les plus grands ménagemens, elle aurait infiniment de peine à se rétablir.

— Mon cher Gilbert, dit Anatole en s’arrachant à la préoccupation qui déjà recommençait à s’emparer de lui, ne penses-tu pas comme moi que l’air de la campagne et le déplacement pourraient faire du bien à Mathilde ? Nous avons l’intention d’aller passer une huitaine de jours à Fontainebleau, chez mon père ; nous comptons même partir ce soir.

La physionomie du médecin se rembrunit tout à coup singulièrement ; il fronça un instant le sourcil, et croisant les bras d’un air doctoral et sévère :

— Partir ce soir ?… répondit-il en hochant la tête, partir ce soir ?… Ah ça ! mais parles-tu sérieusement, Anatole ?… Par le plus horrible temps du monde, par un froid de dix degrés, faire voyager la femme, faible et souffrante comme elle est encore ?… Oh ! tu as perdu l’esprit, ou bien tu plaisantes.

— Non, docteur, répartit madame de Ranval d’un ton ferme et résolu, rien n’est plus sérieux ; nous partirons aujourd’hui pour Fontainebleau. L’air humide et lourd de Paris ne me convient pas, et je sens que la campagne est indispensable pour me rétablir.

— Mais c’est impossible, madame ! répliqua le docteur d’une voix altérée ; y songez-vous ? Partir, faire un voyage dans l’état où vous êtes…

— Un voyage ! oh ! docteur, vous plaisantez… quinze lieues, vous appelez cela un voyage ?

— Ma chère Mathilde, dit Anatole avec une expression caressante, puisque Gilbert ne te conseille pas de partir, il faut remettre ton voyage. En effet, ma bonne amie, le temps est abominable, et je n’y pensais pas… Tiens, regarde, il tombe de la neige, le vent plie en deux les arbres.

— En conscience, madame, reprit le docteur Gilbert avec gravité, vous ne pouvez songer à vous mettre en route avant la fin de l’hiver ; je ne répondrais pas des suites d’une pareille imprudence.

— Vous cherchez à m’effrayer, docteur, répliqua madame de Ranval en souriant d’une manière contrainte ; mais je n’en partirai pas moins ! Je me sens la force d’entreprendre ce petit voyage, et je puis vous assurer que je ne suis pas si faible et si malade que vous voulez me le faire croire.

La figure du médecin trahissait une inquiétude visible : il se mordait les lèvres avec impatience, et sa voix devenait de plus en plus agitée.

— Eh bien ! madame, puisque vous ne voulez pas suivre les conseils de votre médecin, dit-il avec tristesse, je me tairai ; mais c’est en ami que je vous parle à présent !… mes conseils, madame, sont des prières… Je vous en conjure, ne partez pas aujourd’hui !… Attendez une quinzaine de jours encore !… peut-être le temps sera-t-il plus favorable, le froid moins vif ; en tout cas, vous aurez plus de force pour supporter la fatigue de la route… Mais enfin, quel intérêt si puissant vous oblige de partir aujourd’hui même ? Rien, madame, absolument rien. Je concevrais tout au plus une semblable résolution si votre enfant était gravement malade… car une mère ne réfléchit pas !… elle sacrifierait sa vie pour sauver celle de son enfant !… Mais vous n’avez pas une excuse pareille, madame ; la santé de votre fils ne vous donne aucun sujet d’inquiétude…

— Au contraire, monsieur, je suis inquiète, très inquiète, et c’est ce qui me décide à partir. Mon pauvre enfant est malade !…

Le docteur Gilbert, qui ne s’attendait pas à cette réponse, demeura un instant frappé de stupeur ; mais son trouble ne fut pas de longue durée.

— C’est M. de Ranval qui vous écrit sans doute, madame ? reprit le médecin.

— Oui, monsieur, répondit Mathilde.

— Tiens, Gilbert, dit Anatole en tirant de sa poche la lettre qu’il avait reçue le matin, et la présentant toute déployée au docteur, lis cette lettre de mon père.