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Page:Lacroix - Le Docteur Gilbert, 1845.djvu/20

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le docteur gilbert.


V.


Le docteur Gilbert demeura quelque temps comme étourdi : il connaissait fort bien le caractère mâle et décidé de Mathilde, mais il ne l’avait jamais vue aussi ferme dans une résolution ; et c’était la première fois qu’elle se montrait rebelle a l’autorité du médecin.

— Patience ! patience ! pensait Gilbert en regardant la porte qui venait de se refermer ; elle n’est pas encore partie !

— Sois tranquille, Gilbert, dit Anatole en lui prenant une main qu’il serra affectueusement dans les siennes ; elle entendra raison tout à l’heure… Tu connais Mathilde, elle est très vive, mais elle se laisse facilement persuader. Je t’assure qu’elle restera.

— Je l’espère, Anatole ! répondit Gilbert d’un ton soucieux : maintenant que nous sommes seuls, je puis te parler sans réserve, sans périphrase, Je ne réponds plus de ta femme, si elle persiste à vouloir faire ce voyage !

Anatole devint pâle comme un mort :

— Grand Dieu ! s’écria-t-il d’une voix étouffée, que dis-tu, Gilbert ?… sa vie est donc toujours en danger ?

— Toujours, mon pauvre ami !… Je n’ai pas dit devant elle ce que je pense… mais je suis loin encore d’être sans inquiétudes !… Ta pauvre femme a la poitrine faible, bien faible… et son accouchement a pensé lui être fatal !… L’hiver est très vif, très humide ; et c’est du froid surtout qu’elle doit chercher à se garantir.

— Et tu crois Gilbert, qu’un aussi court voyage pourrait avoir de funestes conséquences pour Mathilde ?

— Il serait mortel ! répartit le médecin d’une voix sombre. Mais encore une fois, Anatole, il y lui est absolument inutile d’aller à Fontainebleau ; son enfant n’a qu’une légère indisposition. Je t’engage même à ne pas te déranger : le temps est effroyable, et c’est te fatiguer, te rendre malade, sans aucune nécessité ! D’ailleurs, Anatole, poursuivit-il d’un air mystérieux, je compte sur toi ce soir… je veux te mener quelque part… il faut absolument que tu m’accompagnes.

— Où donc, Gilbert ? demanda M. de Ranval qui frémit involontairement.

— Je vais te conter cela, mon cher, dit le médecin ; mais asseyons-nous un peu sur ce canapé : nous serons beaucoup plus à l’aise pour causer.

Quand ils furent assis l’un à côté de l’autre, Gilbert se pencha, en souriant, à l’oreille d’Anatole, dont la physionomie s’altéra visiblement.

— Non, Gilbert, non, répliqua celui-ci d’un accent profondément ému, je n’irai pas, tu sais que j’ai pour le bal une espèce d’antipathie… tous ces plaisirs-là ne sont pas de mon goût. J’aime le coin du feu, moi, les causeries de famille, le calme et le silence… Toutes ces folles joies me fatiguent, m’attristent…

— Mais je te répète que c’est chez une femme charmante, continua le docteur, chez une femme plus belle, plus élégante et voluptueuse que Cléopâtre ! Toi qui n’as jamais vu de bal masqué, l’occasion est excellente ! celui-ci n’aura pas son pareil en magnificence. Toutes les notabilités artistiques et littéraires de l’époque, tout ce qu’il y a de plus fameux à Paris, peintres, actrices, musiciens, se trouveront réunis comme par enchantement sous la baguette d’une adorable magicienne que je puis te nommer…

— Non, Gilbert, interrompit Anatole avec feu, ne me la nomme pas !… c’est inutile… je ne veux pas aller à ce bal !