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Page:Lacroix - Le Docteur Gilbert, 1845.djvu/21

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le docteur gilbert.

— Que diable ! Anatole, tu es comme un sauvage de l’Amérique du sud… on a toutes les peines du monde à te faire sortir de ta hutte !… Il te faut cependant, par-ci par-là, quelques distractions ! depuis trois ans que tu es marié, mon pauvre garçon, tu es enterré tout vif dans ton ménage, et je voudrais t’arracher du sépulcre, pendant que ton cœur n’a pas encore entièrement cessé de battre ! Tu sens bien qu’on ne peut pas toujours rester au coin du feu, en tête-à-tête avec sa femme, fût-elle plus jolie que Vénus. Un homme, un poète surtout, a besoin de connaître le monde, et pour le connaître il faut le voir. Tu as du génie, je le veux bien ; j’admire autant que personne tes vers et ta prose : tout ce qui sort de ta plume est brûlant et passionné ; mais je suis obligé d’avouer avec la critique, mon cher Anatole, qu’il y a dans tes ouvrages une ignorance complète de la société.

— La société, Gilbert ?… eh ! qu’ai-je besoin de la connaître ? le peu que j’en ai vu m’a dégoûté ; c’est un ignoble chaos de préjugés mesquins et de vices ridicules qui font hausser les épaules à tout homme qui pense ! Qu’ai-je besoin, dis-moi, d’aller étudier le monde dans les salons ?… Et d’ailleurs est-ce là qu’on peut le connaître ? on n’en voit que l’épiderme ! Là tout est faux ! tous les sourires, tous les regards sont composés !… Crois-moi, Gilbert, il connaîtrait bien peu le monde, celui qui ne l’aurait appris que dans les bals ; il jugerait du visage par le masque, de l’acteur par le rôle !… Le monde, comme tu l’entends, n’est qu’un théâtre subalterne où d’insipides comédiens, plus ou moins mal déguisés, viennent mentir un instant et jouer leurs personnages !… Mais, théâtre pour théâtre, j’aime mieux les autres… Ils sont moins faux, moins ennuyeux, moins uniformes. Va, ce n’est pas dans les bals, dans les cercles frivoles que je veux étudier le cœur humain ; c’est dans la vie commune, c’est dans l’intimité !…

— Je suis parfaitement de ton avis, Anatole ; mais pour arriver à cette intimité, il faut d’abord se produire dans les salons, montrer qu’on existe, prendre enfin dans le monde une espèce d’extrait de naissance. Moi, mon cher, qui, Dieu merci ! connais à fond le cœur humain, voilà pourtant comme j’ai commencé toutes mes intrigues, toutes mes liaisons avec les femmes les plus inexpugnables de la capitale !… et voilà comme je voudrais te faire débuter… d’abord par ces conversations vagues et presque insignifiantes qu’on engage avec les femmes pour les étudier, pour faire sur elles quelques expériences préliminaires ; et petit à petit les idées prennent une forme plus nette, plus intelligible… On risque adroitement quelques mots… Enfin les yeux parlent… on est compris, et bientôt la divinité vous admet dans son sanctuaire, loin des profanes… en secret, et…

— Mais tu sais qu’une vie d’intrigues et de débauches me répugne ! interrompit Anatole avec vivacité. Je ne suis point de ces jeunes gens qui se font un jeu de l’adultère !… Le mariage est une chose sainte que je respecte !… et je ne tromperai jamais personne… car si on me trompait !… Gilbert, qu’irais-je faire dans le monde ?… où trouverais-je une femme que je pourrais aimer autant que Mathilde ?

Gilbert regarda son ami avec un sourire inexplicable ; et se frottant les mains comme d’habitude, remuant la tête d’une étrange manière, il lui dit :

— Mon pauvre Anatole, il faut avouer que tu ressembles furieusement à un Parisien qui ne serait jamais sorti de son faubourg, et qui soutiendrait que Paris est la plus belle ville du monde. En conscience, mon garçon, tu me permettras de te dire que c’est parler un peu comme un aveugle des couleurs. Certes, tu as une femme ravissante, pleine d’esprit et de grâces !… Je conviendrai même avec toi que c’est une femme supérieure, d’une beauté peu commune ; mais enfin c’est ta femme, mon cher !… Il faut que jeunesse se passe, comme dit le plus sensé des proverbes : songe que tu n’as guères plus de vingt-six ans !… Qu’elle soit toujours ta