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Page:Lacroix - Le Docteur Gilbert, 1845.djvu/22

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le docteur gilbert.

meilleure amie, je l’approuve ! mais que diantre aussi, tu t’es marié trop jeune ; beaucoup trop jeune !… Tu ne connais pas le monde, mon pauvre Anatole, je te le répète pour la centième fois ; tu ne sais pas même ce que c’est qu’une femme !… Chose qu’un écolier de troisième doit savoir comme son Virgile… Non, non, tu as beau secouer la tête et hausser les épaules tu ne connais pas les femmes, ou, si tu aimes mieux, tu n’en connais qu’une seule !… ta femme, ta femme légitime !… Et comme tu sais, tout aussi bien que moi, le lit conjugal est le tombeau de l’amour !

— Moi, Gilbert, je ne partage pas ton horrible opinion !… elle est désespérante, et flétrit l’âme !… Dieu merci ! je ne suis pas encore désenchanté et vieux de cœur comme toi !… Pourquoi veux-tu détruire ce qui me reste encore de consolantes illusions ?… Mathilde m’est chère comme au premier jour… Elle me paraît plus belle, plus adorable encore peut-être… Je l’aime, et je me sens capable de l’aimer jusque mon dernier soupir !

— Eh ! qui l’empêche de l’aimer, Anatole ? répliqua froidement le docteur ; seulement, il faut que ton amour change un peu de nature et se transforme en un sentiment plus doux et moins périssable… Je te l’ai déjà dit, Anatole, si tu aimes véritablement ta femme, et si tu veux la conserver, ajouta-t-il avec une inflexion de voix significative, elle ne doit plus être désormais pour toi qu’une amie, qu’une sœur !… Et pourtant, lorsqu’on a ton âge, Anatole, il faut quelque chose de plus a un cœur de feu comme celui qui bat dans ta poitrine !… Je te connais, tu as des passions brûlantes !… le sang qui bout dans tes veines n’a pas été appauvri comme le mien par l’excès des voluptés ; tu es un homme exubérant de jeunesse et de sève !… et je sais combien tu souffres quand une femme élégante et belle te regarde, et quels frissons étranges parcourent tes os quand sa robe t’effleure en passant !… Anatole, c’est dans ton intérêt que je parle… c’est uniquement par amitié… car, dis-moi, qu’est-ce qu’il m’en reviendrait, je te prie, quand tu aurais une maîtresse… Mais tu souffres et j’ai pitié de toi !… Franchement, tu me fais de la peine !… Beau, jeune, aimé, recherché partout, quand tu pourrais avoir de si glorieux succès dans le monde, parmi les plus délicieuses femmes de Paris, n’est-ce pas une honte de t’ensevelir, comme un vieillard, dans ton ménage, et de laisser faner misérablement ton cœur, ta jeunesse et ta poésie ?…

— Oh ! laisse-moi, laisse-moi, Gilbert ! s’écria Anatole en se levant, tout hors de lui, du canapé où le médecin voulait le retenir ; laisse-moi ! tu n’as déjà que trop abusé de ma faiblesse !… Je n’aurais jamais dû suivre tes pernicieux conseils !… mais, grâce à Dieu, je ne sais pas encore !… il est toujours temps de ne pas commettre un crime !… Pauvre Mathilde elle doute à présent de mon amour… elle ne sait pas à quoi attribuer ma froideur !… Elle ne sait pas que tu m’as défendu de l’aimer !

— Je ne t’ai rien défendu, Anatole !… je t’ai parlé en ami, en médecin. Je n’ai pas cru devoir te cacher la vérité, quoiqu’elle fût triste ! Je t’ai dit que si Mathilde devenait une seconde fois mère, sa nature faible et souffrante ne pourrait jamais supporter les fatigues et les douleurs de l’enfantement. Ta femme est d’une complexion très délicate : son âme seule est forte et disproportionnée avec une enveloppe aussi frêle, aussi débile… L’esprit chez elle tue le corps ! — Voilà tout ce que je t’ai dit, Anatole ; et, je le répète… la moindre imprudence ; le moindre écart du régime, et c’est une femme perdue ! Réponds, que devais-je faire ?… ai-je eu tort de t’ouvrir les yeux sur les dangers qui menaçaient Mathilde ?… Devais-je donc la laisser mourir ?…

— Non, cher ami, non, je suis injuste ! répondit Anatole avec un profond soupir, en serrant Gilbert contre la poitrine ; tu as fait ce que tu devais faire… tu as rempli dignement ta double mission de médecin et d’ami !… Mais, je l’en conjure, permets-moi de tout dire à Mathilde !…