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le docteur gilbert.

qu’elle sache au moins que je l’aime toujours, que je l’ai jamais plus aimée !… et que cette froideur, cette indifférence affectée qu’elle me reproche, n’est qu’un dévoûment, un effort sublime de tendresse et d’amour !…

— Eh ! mon cher Anatole, interrompit le docteur avec une exclamation d’impatience, es-tu fou ?… où diable as-tu la tête ?… Quoi ! tu voudrais faire une pareille confidence à ta femme, quand au contraire son genre de maladie, qui est tout nerveux, exige la plus grande tranquillité d’esprit. Tu sais comme la moindre chose fait travailler son imagination ! elle se croirait tout de suite perdue sans ressource, poitrinaire, atteinte d’un anévrisme au cœur !… et que sais-je ?… peut-être alors, mon pauvre ami, l’inquiétude et la préoccupation développeraient en elle une maladie grave… dont elle a le germe, et que je parviendrai, j’espère, à détruire… Alors, Anatole, continua-t-il d’un air morne, il n’y aurait plus de guérison possible !

— Eh bien ! j’y consens, Gilbert !… elle ignorera tout !… Puisqu’il y va de sa vie peut-être, j’aime mieux qu’elle me croie ingrat, infidèle… j’aurai pour moi ma conscience !… Oui, Gilbert, au lieu de trahir Mathilde, je vais redoubler au contraire de soins, d’affection, de tendresse pour cette divine créature !… Mon amour dépouillera tout ce qu’il peut avoir encore de terrestre ! Ce ne sera plus qu’une flamme subtile et pure, émanée de l’âme ; un feu céleste, immatériel comme l’amour des anges !…

Et le regard d’Anatole rayonnait d’une étrange lumière ; une expression de joie ineffable éclairait doucement son visage ; et son front large et haut, dont ses cheveux noirs faisaient mieux ressortir l’éclatante blancheur, était plein de religion, d’innocence et de poésie. Mais Anatole fut soudain interrompu dans son extase par un éclat de rire sardonique et forcé.

— Hé ! Hé ! mon cher poète, dit le médecin en lui frappant sur l’épaule, tout cela est bel et bon dans tes odes, mais, en réalité, c’est tout autre chose !… Que diable me parles-tu de l’amour des anges ?… Rien n’est plus fade !… et toi qui as lu Thomas Mobre, je ne te conçois pas, de vouloir aimer de cette manière-là. Crois-moi, cher Anatole, tu n’es pas un ange, et je t’en fais mon compliment ! Si tu n’étais qu’une substance éthérée, impalpable, ne mangeant pas, ne buvant pas, de la nature enfin des brouillards ou de la fumée, je concevrais parfaitement qu’un amour angélique pût te suffire ! mais tu es un homme, Anatole, un homme de génie, j’en conviens, mais pétri du même limon que nous ; ta nature ne diffère pas de la nôtre !… l’âme n’est pas tout chez toi… il ne faut pas oublier le corps. Et comment feras-tu pour étouffer sans cesse cette voix de la chair et du sang, ce vautour qui a faim et qu’il faut apaiser ?… Crois-tu donc qu’à ton âge on puisse vivre sans amour ?… sans répandre au dehors cette luxuriance de jeunesse et d’âme qui s’amasse et fermente en nous ? Non, tu livreras inutilement de longs et cruels combats à tes passions, et tu finiras toujours par être vaincu !… tu ne réussiras, malheureux jeune homme, après tant de luttes, qu’à étouffer ton génie, glacer ta verve, décolorer ton imagination, et devenir peut-être un Boileau Despréaux ! Crois-moi, j’ai de l’expérience. Anatole… l’abstinence et la mortification sont mortelles au poète ! Racine doit la moitié de son génie à la Champmeslé. Et tu parles de renoncer à l’amour, toi jeune homme au tempérament volcanique !… Au moins, si tu allais t’enfermer dans cloître, à la Trappe, les austérités du jeûne et la glace du nénuphar attiédiraient un peu le sang qui brûle dans tes veines ! mais dans le monde, à Paris, tu ne peux faire un pas, tu ne peux lever les yeux sans voir partout la volupté qui t’appelle, sans voir sourire un visage de femme qui porte le trouble et le délire dans tes sens vierges !…

— Tu as raison, Gilbert, dit Anatole avec force ; aussi je veux quitter