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le docteur gilbert.

Paris !… il faut pour mes yeux des images plus douces, moins enivrantes !… J’ai résolu d’aller vivre à Fontainebleau avec Mathilde, auprès de mon père et de mon enfant.

— À Fontainebleau ?… répartit Gilbert avec un ricanement plein d’amertume et de sarcasme ; ah ! ah ! ah ! beau projet, ma foi ! je t’en fais mon compliment !… c’est ta femme qui t’a donné cette admirable idée-là ?… Eh ! que diantre iras-tu faire en province, mon ami !… la province et toi, vous êtes les deux antipodes !… Mon pauvre Anatole, je ne te donne pas deux mois pour être un homme mort et enterré ! Mais, au nom du ciel ! parlons un peu raison… Tu connais parfaitement ton père : c’est le plus excellent des mortels, la crème du genre humain… il a toutes sortes de qualités que j’estime singulièrement… mais nous pouvons avouer que la société d’un homme de son âge n’est pas trop récréative ; il ne voit absolument que M.  le curé et une vielle dévote, qui viennent tous les soirs faire sa partie de piquet !… Dis, Anatole, où trouveras-tu des idées neuves à Fontainebleau ?… à quoi te servira d’avoir du génie et d’être poète ?… tu sécheras sur pied, comme ces pauvres fleurs qui ne voient pas le soleil !…

— Au contraire ! interrompit Anatole avec exaltation ; je verrai le soleil dans toute sa magnificence, la nature dans toute sa grandeur et sa beauté ! Dieu rayonnera sans voile autour de moi !… et j’entendrai plus distinctement la voix de mon âme, quand le roulis de cette ville immense et discordante ne t’étouffera plus !

— À merveille, dit gravement le docteur ; mais, mon cher, un poète n’a pas toujours à décrire des levers et des couchers de soleil, des arbres, des paysages !… tout cela était bon sous le règne de l’abbé Delille. Mais aujourd’hui, il faut peindre, avant tout, le cœur humain, qui n’est pas moins riche en nuances que le monde extérieur, et qui a ses effets de lumière et d’ombre comme les forêts, les montagnes et les nuages. Et ce qu’il faut mettre sur le premier rang du tableau, c’est la femme !… la femme, ce mot délicieux qui résume toutes les voluptés !… cette perle de la création ! ce chef-d’œuvre où le grand ouvrir s’est surpassé lui-même ! Mais la femme comme je l’entends, Anatole, n’existe que dans les grandes villes : en province, la nature humaine est effroyablement rabougrie au physique et au moral. Toi, surtout, qui as le sentiment des formes, de l’élégance et de la beauté artistiques, tu n’auras devant les yeux, à Fontainebleau, que des femmes laides, communes, disgracieuses, qui te sembleront des caricatures, lorsque tu les compareras dans ta pensée à cette Victorine…

— Arrête ! arrête ! s’écrie impétueusement Anatole, qui frissonnait de tout son corps. Au nom de Dieu, ne me parle pas d’elle !… Je veux l’oublier !… je veux la fuir !…

— Et pourquoi donc, Anatole ?… N’est-ce pas une femme attrayante ? Où trouver de plus beaux yeux, de plus belles dents, une taille plus fine et plus voluptueuse ? C’est une sylphide pour la grâce et l’élégance ! il y a dans tous ses mouvemens, dans toutes ses poses, dans toutes ses manières, un charme, une poésie indéfinissables !… La délicieuse créature ! Voilà une femme comme les aimait lord Bryon, une beauté chaude et méridionale !… un magnifique sujet d’étude !…

— Par pitié, par pitié ! Gilbert, tais-toi… Ah ! pourquoi l’ai-je vue !… son image à présent me poursuit partout !… son regard de feu brûle encore mon sang !… le jour, elle occupe mes pensées, la nuit, mes rêves !… Ah ! Gilbert, tu n’es pas mon véritable ami !… Pourquoi es-tu venu troubler ma vie tranquille et pure ?… pourquoi as-tu glissé dans mon cœur cette exécrable idée qu’on pouvait sans crime aimer autre que sa femme ?… Ah ! Gilbert ! pourquoi m’as-tu fait voir cette belle et dangereuse créature ?…

— Ne t’en défends plus, Anatole ! dit le docteur en le serrant dans