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Page:Lacroix - Le Docteur Gilbert, 1845.djvu/32

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le docteur gilbert.

mains de baisers. Au contraire, je vous aime, je vous estime ! Vous avez du cœur, des sens… une nature riche et forte, des passions vives… et je ne méprise que les femmes dont le corps et l’âme sont glacés, et que le monde a l’ineptie de nommer vertueuses !

— Oh ! reprit Victorine avec amertume, ces femmes-là, je les hais ! elles ne valent peut-être pas mieux que nous dans le fond de leur cœur !… peut-être sont-elles plus corrompues… mais elles se cachent… et l’hypocrisie leur tient lieu de vertu !… Mais que veut dire ce mot vertu ?… rien, absolument rien !… Quoi ! parce qu’une femme est dépourvue de passion… parce que le sang qui coule dans ses veines est pauvre et sans chaleur… parce que cette fièvre d’amour et de désirs qui nous brûle n’a jamais enflammé son cerveau et fait battre plus fort ses artères… quoi ! parce qu’une femme est si misérablement organisée, on l’appellera vertueuse… Et quand je passerai auprès d’elle, cette femme détournera la tête et craindra de toucher mes vêtemens !… Pour elle, estime, bonheur, considération !… pour mot, opprobre et misère !… Ah ! peut-être à ma place serait-elle descendue encore plus bas, si, toute jeune, on l’avait empoisonnée de mauvais conseils, si elle avait toujours eu devant les yeux la dépravation d’une mère !… Le beau mérite d’être vertueuse, quand on est mariée à l’homme qu’on aime… lorsqu’on n’est pas environnée de pièges et de séductions !…

— De qui veut-elle parler ? pensa Gilbert qui cherchait à comprendre les paroles mystérieuses de Victorine, et la regardait avec étonnement.

— Ah ! Gilbert… Gilbert… continua Victorine, il y a une femme que je déteste.

— Eh ! ma chère Victorine, ne vous donnez pas la peine de haïr… c’est une folie !… La haine est un poison mortel pour la beauté des femmes ; elle leur jaunit le teint, leur creuse dans le front des rides prématurées, et dessèche le sourire sur leurs lèvres. Franchement, vous auriez grand tort d’accorder à la haine une place dans votre cœur ; l’amour doit le remplir tout entier. Allons, de grâce, ma chère belle, essuyez ces larmes qui ne servent qu’à ternir l’éclat de ces beaux yeux… Souriez !… et tâchez de paraître aux regards d’Anatole dans toute votre splendeur !… Songez qu’il va venir d’un moment à l’autre.

— Eh ! qu’importe !… il ne m’aime pas !…

— Il ne vous aime pas !… répliqua vivement Gilbert, que dites-vous ? mais il vous adore !… La nuit et le jour, il n’est occupé que de vous ; votre image le poursuit jusque dans ses rêves !… Je vous l’ai déjà dit ce matin, et je vous le répète : — jamais vous n’avez allumé dans un cœur une plus dévorante passion !…

— Oh ! s’il était vrai ! dit Victorine dont les grands yeux noirs étincelaient d’une joie sombre.

— Vous l’aimez donc bien, Victorine ?

— Oh ! oui ! répondit-elle.

— Au fait, c’est une âme brûlante et neuve qui doit contenir des trésors d’amour.

— Et madame de Ranval sera bien malheureuse, n’est-ce pas, poursuivit-elle avec un âcre sourire, bien malheureuse, quand elle saura qu’elle n’est plus aimée ?…

— Hum ! fit Gilbert en attachant sur Victorine un regard vif et perçant où se confondaient la surprise et la curiosité. Vous en voulez donc bien à madame de Ranval ?…

— Je la hais !

— Est-ce parce qu’elle est la femme de l’homme que vous aimez ?

— Oui, d’abord !… ajouta sourdement Victorine ; mais il est une autre cause à ma haine !…

— Que vous a donc fait madame de Ranval ? demanda le médecin.

— Vous ne savez rien encore, Gilbert ! Je ne vous ai pas dit mon