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le docteur gilbert

secret… L’amour n’est pas la seule passion qui bouillonne dans mon cœur… une autre, plus forte et plus ardente, me possède… la vengeance ! …

— Quoi ! dit Gilbert en tressaillant, vous n’aimez donc pas Anatole ?

— Je hais Mathilde !… murmura Victorine en secouant la tête.

— Et pourquoi ?… reprit le médecin d’un ton confidentiel.

— Parce qu’elle me méprise…

— Mais elle ne vous connaît pas, dit Gilbert.

— Elle me connaît, répliqua Victorine, et ce n’est pas d’aujourd’hui !… Vous allez tout savoir, Gilbert !… Nous avons été élevées l’une et l’autre dans la même pension… Une amitié de sœur nous unissait, et pendant dix années rien n’altéra notre innocente et mutuelle affection… Nous avions les mêmes goûts, les mêmes répugnances… Quand elle souffrait, je souffrais aussi, et nos larmes se mêlaient toujours. L’une enfin ne pouvait pas vivre sans l’autre, et nous jurâmes, en nous embrassant, que nous serions deux amies inséparables !… Cependant nous sortîmes de pension, et chacune de nous rentra dans sa famille… elle auprès d’un père sage et vertueux qui l’environnait de sa tendresse vigilante et de sa vieille expérience… moi, près d’une mère avide de plaisirs, et qui jeta sa malheureuse fille, sans conseils et sans guide, au milieu d’une société perfide et corrompue !… Que pouvais-je faire ?… Il fallait succomber ! l’exemple d’une mère est si puissant !… Je fus bientôt ce qu’on appelle une femme perdue… Eh bien ! plus tard, il me vint comme un repentir… J’eus horreur de ma vie passée, et je sentis dans mon âme une grande soif de bonnes et indulgentes paroles. J’osai donc me présenter chez Mathilde : c’était la première fois depuis ma sortie de pension. Elle venait de se marier… Quand je parus devant elle, je compris tout de suite, à sa réception froide et cérémonieuse, à son air dédaigneux et sévère… je compris qu’elle savait tout, et qu’elle ne voyait plus en moi qu’une femme déshonorée !… La voix de Victorine allait toujours s’affaiblissant ; sa poitrine était haletante, oppressée. Enfin elle fut contrainte de s’arrêter un moment ; elle suffoquait de sanglots.

Le docteur Gilbert se frottait les mains. Il avait comme un éclair dans les yeux, et sa bouche contractée gardait l’empreinte immobile d’un sourire.

— En vérité, dit-il, je n’aurais jamais cru cela de madame de Ranval !… recevoir aussi mal une ancienne amie !… Mais en réfléchissant un peu, je suis moins étonné ; car, en fait de morale et de religion, c’est la plus intolérante des femmes.

— Oh ! quelle humiliation ! reprit Victorine avec une inflexion déchirante. Comme je sentis alors toute ma honte !… comme je me trouvais misérable et vile, dégradée, en face de cette femme orgueilleuse de sa vertu, qui détourna la tête quand je courus à elle pour l’embrasser !… Moi, j’étais pâle et tremblante comme un coupable devant son juge ! Elle, sa physionomie n’était pas même altérée… sa voix était ferme… Elle semblait jouir de ma confusion, de ma douleur, de mon abaissement !… Depuis ce jour je ne la revis plus… Mais elle m’écrivit… et chacune de ses lettres fut pour moi un coup de poignard… La cruelle ! si vous saviez, elle m’accablait, m’outrageait de son bonheur ; et pour me faire mieux sentir encore toute la profondeur de ma misère, elle me disait qu’elle était heureuse, et qu’on ne pouvait l’être que dans l’innocence et la vertu… Puis elle me reprochait de n’avoir pas fait comme elle, et d’avoir préféré les infâmes plaisirs du monde aux délices pures et calmes du ménage… comme si j’avais pu choisir !… Elle me répétait dans toutes ses lettres que sa vie s’écoulait paisible et fortunée près d’un époux chéri… et que je ne serais véritablement heureuse que dans le mariage et l’accomplissement de mes devoirs !… De semblables conseils