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le docteur gilbert.

à moi !… n’était-ce pas autant de railleries amères, autant d’affreuses blessures qui pénétraient bien avant dans ce cœur ulcéré ?… moi que la société repousse ! moi qui n’aurai jamais de famille, et qui jamais ne connaîtrai les douceurs d’une vertueuse union !… Mais je troublerai la sienne… poursuivit-elle d’une voix menaçante. Ce mari, dont elle est si fière, je l’arracherai d’entre ses bras, je la priverai de son amour… et je lui rendrai, à cette femme hautaine, je lui rendrai avec usure tous les tourmens qu’elle m’a fait souffrir !…

— Très bien, Victorine ! admirablement bien ! répondit Gilbert, qui lui serra la main en signe d’approbation. Voilà comme une femme doit se venger !… C’est de bonne guerre ! Mais à mon tour maintenant à vous faire une confidence… un secret en vaut un autre ! Victorine, je veux être de moitié dans votre vengeance… je veux contribuer à la rendre encore plus éclatante ! Agissons de concert, mon amie ! aidons-nous mutuellement, et je vous jure qu’avant peu de jours, avant demain peut-être, l’orgueil de Mathilde sera humilié.

— Que voulez-vous dire, Gilbert ? répartit Victorine, les yeux brûlans d’un feu sinistre ; expliquez-vous.

— J’ai mon projet, Victorine.

— Quel est-il ?

— Dès aujourd’hui peut-être, si vous me secondez, Mathilde sera ma maîtresse.

— Ah ! s’il était vrai, s’écria Victorine en levant les mains au ciel. Vous l’aimez donc ?

— Oui, je l’aime, Victorine !… Je l’aime depuis trois ans… depuis qu’elle est la femme d’Anatole !… Et c’est une passion fiévreuse et dévorante, inextinguible, qui circule avec mon sang dans mes veines, qui brûle et tenaille mon cerveau, qui me dessèche… Oh ! Victorine, c’est un amour comme je n’en ai jamais ressenti !… C’est un amour qui bouleversera ma raison, si je ne parviens pas à étancher dans les bras de Mathilde cette ardente soif de bonheur, que toutes les jouissances de la terre ne sauraient apaiser !…

Victorine écoutait d’une oreille avide ; il était facile de voir à l’agitation de sa poitrine, au tressaillement des muscles de son visage, à l’animation de ses joues brûlantes, que cette confidence produisait sur elle une impression vive et profonde.

— Et vous ne lui avez donc pas dit que vous l’aimiez ?… demanda-t-elle,

— Je n’ai jamais osé ! reprit le docteur ; et pourtant je ne suis pas à mon début. Vous savez que je ne suis pas un écolier trembleur et timide auprès d’une femme que je désire, et que le courage ne m’a jamais manqué. Mais cette Mathilde n’est pas une femme, je crois !… Quand je suis près d’elle, j’ai le frisson, je suis muet !… et c’est à peine si j’ose faire parler mes yeux !… Vingt fois j’ai été sur le point de tomber à ses genoux, de lui révéler mon amour, d’employer les prières, les larmes, les menaces, au besoin même la violence !… mais je n’en ai jamais eu la force : quand j’ai voulu parler, ma langue s’est collée à mon palais, j’ai perdu la mémoire des mots !… quand j’ai voulu me jeter à ses pieds, je n’ai pu me détacher du fauteuil où j’étais assis !… Cependant plusieurs fois elle a vu mon trouble, elle a dû me comprendre !… Un jour même il m’a semblé qu’une rougeur de honte et d’indignation enflammait son visage, toujours tranquille et pâle… que ses yeux brillaient de colère !… mais ce ne fut qu’un instant. Elle m’adressa quelques paroles froides et insignifiantes, et sa physionomie, un moment irritée, redevînt bientôt sérieuse et douce…

— Oh ! Gilbert !… mon ami… s’écria Victorine dans un transport indéfinissable, je vous en conjure… ne vous découragez pas !… redoublez d’amour et d’opiniâtreté !… Ruses, artifices, mettez tout en usage pour la