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le docteur gilbert.

il a pu entendre les grossières et lâches injures de ce Villemont, que j’ai fait chasser par mes domestiques !… Mais Anatole a découvert ma honte… il a compris ce qu’était ce Villemont… et, l’ingrat… il m’a dit un éternel adieu !…

— Pauvre innocente ! répondit Gilbert avec un sourire plein d’âcreté, l’occasion était pourtant belle !… Vous n’aviez qu’un tour de clé à donner !… Il fallait, vous dis-je, l’enfermer dans ce cabinet… Mais depuis combien de temps est-il parti ?

— Il part à l’instant même, Gilbert… et je suis surprise que vous ne l’ayez pas rencontré sur l’escalier.

— Eh bien ! ma chère, il ne faut pas encore désespérer, dit Gilbert en se frottant les mains d’une manière convulsive. Je parie qu’il s’obstine à partir aujourd’hui pour Fontainebleau ; mais il est trop tard ; depuis une grande demi-heure au moins la malle-poste et les diligences roulent… Soyez tranquille, je cours après lui et je vous Le ramène !…

— Ah si vous le pouviez ! s’écria Victorine avec un éclat de joie dans les yeux.

— Ne craignez rien, dit Gilbert avec une extrême volubilité ; je fais de lui ce que je veux… D’ailleurs, je vous répète qu’il vous aime !… Dans une heure, je vous en donne ma parole, il sera chez vous, enveloppé d’un domino, masqué !… Et quand je pourrai vous dire, à vous, deux ou trois mots en particulier, au sujet de madame de Ranval, vous ne douterez pas du succès de mon plan. J’ai conçu quelque chose d’admirable… si elle m’échappe, je vous jure qu’elle sera plus habile que moi !… Adieu !…

Et déjà le docteur était hors du salon.


XI.


C’était dans la cour un bruit continuel de voitures qui arrivaient pleines de masques ; et déjà les salons de Victorine Darbois resplendissaient de jolies femmes et de riches costumes : là se trouvaient confondus tous les rangs, toutes les conditions, toute la littérature, depuis le plus grand des poètes modernes jusqu’au plus imperceptible, au plus inconnu des vaudevillistes. Une seule chose manquait à ce bal, les femmes honnêtes mais, en revanche, toutes ces voluptueuses et charmantes créatures qui parent nos théâtres, et que le monde aristocrate ou bourgeois repousse orgueilleusement, dansaient, galopaient, valsaient, éblouissantes de grâces, d’élégance et de faux diamans.

Madame de Ranval, assise auprès du feu dans sa chambre à coucher, écoutait rêveusement les sons joyeux de l’orchestre, qui parvenaient vagues et confus à son oreille, à travers les sifflemens de la bise et le claquement monotone de la grêle qui fouettait les vitres. Il n’était guère plus de neuf heures.

Mariane travaillait à côté de sa maîtresse, et par intervalle elle interrompait son ouvrage pour entretenir le feu et relever les tisons qui roulaient au bord de la cheminée.

Mathilde avait un livre ouvert devant elle sur une table, mais elle ne lisait pas, et semblait absorbée dans ses propres réflexions.

Soudain le vent redoubla de violence, et la grêle frappa les vitres avec plus de fracas et d’impétuosité ; on entendit quelques ardoises tomber dans la cour et se briser sur le pavé,

— Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! quel abominable temps ! dit Mariane, on croirait par momens que la maison va s’écrouler ! Comme vous avez