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Page:Lacroix - Le Docteur Gilbert, 1845.djvu/47

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le docteur gilbert.

bien fait de ne point partir, madame… je plains de tout mon cœur ce pauvre M. Anatole qui est en route !

— Et moi, Mariane, répondit Mathilde avec une étrange expression de tristesse, je voudrais être maintenant auprès d’Anatole. Va, Mariane, si je ne l’ai pas accompagné, ce ne sont point toutes les menaces du docteur Gilbert qui m’ont retenue… mais je n’ai pu résister aux prières d’Anatole, qui me conjurait avec formes de ne pas entreprendre ce voyage. Il m’aurait crue morte, si j’avais bravé la défense de M. Gilbert.

— C’est qu’il vous aime, madame ; et malgré la joie extrême que j’aurais d’embrasser notre cher enfant, et de voir mon vieux et vénérable maître, je préfère me priver de ce bonheur, et n’avoir pas à craindre au moins pour votre santé.

— Mariane, comme le temps va me paraître long pendant l’absence d’Anatole !

— Mais demain soir peut-être vous le reverrez, madame.

— Lorsqu’il m’a dit adieu, reprit Mathilde avec un soupir, j’ai senti mon cœur se déchirer !… Et lui-même, j’en suis sûre, il partageait ma douloureuse émotion ; car, en m’embrassant, il m’a serrée contre sa poitrine avec une tendresse indéfinissable, et qui ressemblait presque au désespoir… il m’a baignée de larmes ! C’est que, vois-tu, Mariane, une séparation, quand on s’aime, est toujours bien cruelle ! On a beau se dire qu’elle ne sera pas longue, et qu’elle est sans dangers, on craint toujours malgré soi de ne plus se revoir, et l’on ne peut s’empêcher de pleurer !…

— Hélas ! vivre un seul jour sans Anatole, c’est pour moi comme un siècle d’inquiétude et de souffrance !… Ma chère Mariane, je voudrais déjà être à la belle saison, avoir quitté Paris. Comme je serai heureuse à la campagne, auprès d’Anatole et de mon enfant !

— Ah ! madame, quel bonheur aussi pour moi ! dit Mariane, dont toute la physionomie devint radieuse. Encore trois mois d’hiver à passer dans ce vilain Paris !… cela va nous paraître bien long… mais bah ! nous en verrons la fin ! Pourvu qu’Anatole persiste dans sa résolution de quitter Paris !…

— Sois tranquille, Mariane, il tiendra sa promesse. D’ailleurs, il me l’a bien dit, ce n’est pas un sacrifice qu’il me fait. Maintenant Paris lui est insupportable. C’est lui-même qui m’a proposé de nous établir à la campagne. En effet, Mariane, un poète peut-il trouver des inspirations dans cette ville noire et prosaïque ? Pour avoir un peu de calme et de silence, Anatole est forcé la plupart du temps de travailler la nuit ; voilà ce qui ruine sa santé, et le rend triste et morose. Le jour, après une longue nuit de veille et d’études, il est accablé de fatigue, distrait, rêveur ; il m’adresse à peine la parole, et ce que je prends souvent pour de l’indifférence et de la froideur, n’est autre chose qu’une grande lassitude d’esprit et de corps. Et la nuit, Mariane, c’est tout au plus s’il peut travailler paisiblement : cette maison est si bruyante ! toujours des bals et des fêtes !… Tiens, Mariane, entends-tu ce roulement continuel de voitures dans la cour, ces cris, ces disputes ?…

— Oui, madame répondit Mariane : c’est, depuis une demi-heure, un vacarme épouvantable d’équipages, de cabriolets, de fiacres, remplis d’hommes et de femmes déguisés. À vous parler franchement, madame, je n’ai pas fort bonne opinion de notre nouvelle voisine, de cette madame Villemont qui demeure en face de nous !… C’est une femme, à ce qu’il paraît, d’une conduite un peu suspecte, qui ne songe absolument qu’au plaisir. Oui, madame, poursuivit-elle en baissant la voix d’une manière significative, on va même jusqu’à dire que c’est une femme entretenue !

— Oh !… c’est peut-être une calomnie, Mariane ! répliqua vivement madame du Ranval.

— Je le souhaite, madame, poursuivit Mariane en secouant la tête d’un air qui exprimait le doute.