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Page:Lacroix - Le Docteur Gilbert, 1845.djvu/52

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le docteur gilbert.

puis m’empêcher de croire qu’Anatole ne vous aime pas comme vous le méritez… il me paraît froid, presque indifférent…

— De grâce, monsieur !… interrompit vivement Mathilde, je ne vous ai pas donné le droit de me parler ainsi !… Vous ne m’avez jamais entendue me plaindre de la froideur ou de l’indifférence d’Anatole !

— Je ne dis pas cela, madame… bégaya Gilbert embarrassé ; vous m’avez mal compris, madame… ou plutôt je me suis mal exprimé. Je voulais dire seulement que je crois avoir remarqué dans les manières d’Anatole à votre égard un peu de refroidissement… Pardonnez-moi, madame… c’est un mot qui vous blesse… mais je ne trouve pas d’autre expression qui rende aussi bien ma pensée… D’ailleurs, je veux et je dois vous parler avec franchise, madame… mon amitié pour Anatole vous est si bien connue, qu’en disant la vérité je ne crains pas de me rendre suspect à vos yeux, ni d’être soupçonné d’aucune intention malveillante. Ce que je vous dis là, madame, je l’ai dit mainte et mainte fois à Anatole, qui est mon meilleur ami, et pour lequel je n’ai jamais eu rien de caché ; mais l’amitié ne met pas un bandeau sur les yeux, madame, qu’il est trop sûr de votre amour… et qu’il n’apprécie par dignement l’inestimable trésor qu’il possède en vous.

Le docteur Gilbert était si près de Mathilde que leurs vêtements se touchaient, et qu’elle pouvait sentir contre sa joue la respiration brûlante et courte du médecin. Elle recula son fauteuil.

— Je vous en prie, monsieur, dit Mathilde d’une voix un peu altérée, ne vous inquiétez pas de mes intérêts plus que moi-même. Surtout, épargnez-moi ces compliments flatteurs que je ne mérite pas, et qui sonnent désagréablement à mes oreilles… je vous le dis tout de bon, monsieur, sans hypocrite et fausse modestie. En vérité, vos insinuations étranges à l’égard d’Anatole ne sont pas fort charitables : on devrait parler d’un ami, ce me semble, avec un peu moins de franchise et plus de bienveillance… Depuis trois ans que je suis la femme d’Anatole, monsieur, il n’a jamais cessé d’être pour moi tout plein de bonté, d’indulgence, de tendresse et de dévoûment… jamais son cœur ne s’est démenti un seul jour ! Mais quand bien même, monsieur, vous auriez en effet remarqué dans l’amour d’Anatole un changement fatal, il me semble qu’en ami vous devriez faire tous vos efforts pour m’entretenir dans une consolante erreur, plutôt que de m’ouvrir aussi cruellement les yeux.

— Je sais, madame, répondit le médecin d’un air morné et pénétré, je sais que dans le monde on est généralement fort mal reçu des gens que l’on désaveugle ; et vous avez raison de me dire que vos affaires ne me regardent pas. Mais comment se taire, madame, quand avec une parole on peut vous sauver !… Ma profession m’a donné l’habitude de la franchise ; et je ne cache jamais la vérité aux malades, quand de sa connaissance dépens leur salut… Alors, madame, je croirais trahir mon devoir, si je ne disais pas tout ce que je pense… et dût ma sincérité déplaire et me rendre odieux, je n’hésiterais pas !… Depuis plusieurs mois, madame, votre santé s’est considérablement affaiblie… D’abord, je craignais que vous ne fussiez atteinte d’une maladie grave et dangereuse, d’une affection organique contre laquelle la médecine est presque toujours impuissante… mais, grâce à Dieu, il n’en est rien ; j’étais dans l’erreur… votre organisation est bonne, quoiqu’un peu délicate… et je n’en doute plus, madame, chez vous c’est l’âme qui souffre… et non le corps…

— Qui vous dit, monsieur ?… interrompit Mathilde avec un geste de surprise ; mais elle balbutiait, et Gilbert ne lui donna pas le temps de s’expliquer.

— Oui, continua-t-il avec chaleur, je n’en doute plus, madame !… Le chagrin qui vous mine depuis un an, cette mélancolie sombre qui vous accable, et que rien ne peut dissiper, ce n’est pas l’effet de la maladie…