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Page:Lacroix - Le Docteur Gilbert, 1845.djvu/53

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le docteur gilbert.

c’en est plutôt la cause !… et je crois avoir découvert d’où vient cette noire et profonde tristesse, madame… Votre mari…

— Eh bien ! monsieur ?… demanda Mathilde en regardant fixement le docteur.

— Pardon, madame, je vous irrite… je vois déjà vos yeux qui s’enflamment… Mais, dussiez-vous me haïr, me chasse loin de vous avec colère, je parlerai !… Il y va, madame, de votre bonheur, de votre vie !…

Et Gilbert saisit avec transport une main de madame de Ranval, que celle-ci retira froidement.

— Tout ce que vous me dites, monsieur, répliqua Mathilde avec une inflexion de voix un peu dédaigneuse, est incompréhensible pour moi. Vous qui parlez toujours si clairement, on dirait qu’aujourd’hui vous avez peur d’être intelligible… toutes vos paroles sont d’un vague, d’un mysticisme qui m’étonne en vous. Je ne sais pas si j’interprète mal le sens de vos discours, et si je dénature votre pensée ; mais il me semble que vous cherchez, à force de périphrases et de circonlocutions, à me faire entendre que mon mari ne m’aime plus.

— Qu’il ne vous aime plus, madame !… Oh ! ce n’est point cela précisément que je veux dire… Pour ne pas aimer une créature aussi belle, aussi bonne, aussi adorable, il faudrait qu’un homme fût de marbre !… mais je dis qu’il ne vous aime pas comme il le devrait… d’un amour infini, sans bornes, sans partage !

— Sans partage, monsieur ! reprit Mathilde en pâlissant. Mais songez à ce que vous dites !… À vous en croire, je n’ai pas toute la tendresse d’Anatole !… expliquez-vous !

— Écoutez, madame, répondit gravement Gilbert, ce n’est pas moi qu’on trompe… Les médecins ordinaires sont clairvoyans dans ces sortes de choses !… Voilà près d’un an qu’Anatole n’est plus votre mari, madame.

— Monsieur !… s’écria Mathilde avec une exclamation déchirante.

— Je sais tout, madame, poursuivit Gilbert d’un ton ferme et solennel ; je vous répète que ce n’est pas moi qu’on trompe. C’est aujourd’hui seulement que je vous en parle ; mais soyez sûre que je n’ai pas attendu si tard pour m’expliquer franchement avec Anatole. Il n’a rien pu me cacher, je savais tout… Alors, je lui ai fait tous les reproches, je lui ai donné tous les conseils que l’amitié la plus vive, le dévoûment le plus sincère me dictaient !… J’ai mis devant ses yeux vos larmes, votre généreux et muet désespoir, votre inaltérable douceur !… Je lui ai dit que son indifférence coupable vous tuerait… qu’il serait cause de votre mort !… Je l’ai supplié presque à genoux d’étouffer une indigne et folle passion… de vous rendre un cœur dont seule vous être digne, et qu’il vous doit tout entier !…

— Quoi ! il me trahirait ? s’écria Mathilde avec force.

— Ah ! madame, que ne vous ai-je connue plus tôt !… continua le docteur, quand vous n’étiez pas encore mariée !… Je vous aurais parlé comme un ami, comme un frère ! Hélas ! en épousant Anatole, vous avez perdu votre existence !

— Mais ce que vous me dites là est horrible, monsieur !… répondit Mathilde en sanglotant. Quoi ! votre ami d’enfance !… Anatole !… En parler ainsi devant moi !…

— Je l’aime toujours autant, madame… mais je vous aime encore plus que lui peut-être… Anatole, je le sais, est un homme d’honneur !… Il ne se dissimule pas que vous êtes malheureuse, et plusieurs fois il m’a fait part de ses remords !… Mais l’amour est une chose indépendante de nous, madame !… Anatole, comme tous les poètes, est rêveur, inconstant, mobile !… Ou plutôt, je dois vous le dire, car c’est la véritable raison… il s’est marié trop jeune, sans connaître le monde… inexpérimenté comme un enfant !… Il vous aimait sans doute, madame, mais d’un amour instinctif et banal, comme il eût aimé loin de vous toute autre femme jolie !… N’étant jamais sorti de ses livres, n’ayant jamais comparé une femme avec