Page:Landes - Contes et légendes annamites, 1886.djvu/211

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


LXXIX

LA TORTUE ET LES AIGRETTES[1].



Il y avait une femme extrêmement fière et qui insultait tout le monde à plaisir. Quand elle fut morte, le roi des enfers, pour la punir, la fit entrer dans le corps d’une tortue.

Cette tortue habitait un étang couvert de nénuphars. Un jour deux aigrettes vinrent à cet étang chercher leur nourriture.

  1. Ce récit nous fait immédiatement penser à la fable de La Fontaine, La Tortue et les deux Canards, livre X, fable 2. — L’on peut voir dans l’édition des Fables, donnée par M. Henri Régnier dans la Collection des grands écrivains (tome III, p. 12) l’indication des nombreux recueils où se retrouve cette fable. La donnée en est sans doute venue ici de l’Inde par l’intermédiaire des Contes bouddhiques traduits en chinois. Elle figure dans le recueil d’Avadànas traduit par Stanislas Julien (tome I, p. 71-73) ; le texte de cette rédaction est donné avec une traduction littérale par le même auteur dans sa Syntaxe nouvelle de la langue chinoise (tome I, p. 297).
    La version annamite diffère profondément de la version chinoise des Avadànas ainsi que de la version indienne de l’Hitopadésa et de celle de La Fontaine par les sentiments de vengeance qui sont prêtés aux aigrettes. Je ne sais si cette idée d’une vengeance exercée contre la tortue se retrouve dans quelque autre texte indien ou chinois, Je relève seulement dans la note 15 du commentaire de M. H. Régnier le passage suivant : « Dans les Ésopiques (Esope, Babrius, Abstemius, Camerarius, etc.), c’est l’aigle qui méchamment lâche la tortue dans les airs. »
    Quoi qu’il en soit, il faut remarquer le motif de la haine des aigrettes. Les Annamites mettent un point d’honneur remarquable à ne pas se laisser insulter, et au moins à rendre insulte pour insulte, c’est là ce qui cause ces tournois d’injures si fréquents dans tous les marchés surtout entre femmes. Ce sentiment semble provenir d’une croyance primitive, encore très enracinée, à l’efficacité des malédictions.