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pour père ! acheter un cadavre pour l’enterrer[1]. On ne vous prendrait même pas pour domestique pour votre nourriture. » Malgré ces rebuffades, le vieillard n’en continuait pas moins à crier qu’il était en vente.

Deux pauvres gens qui l’entendirent crier ainsi se dirent : « Nous n’avons plus de parents, voici un père qui s’offre à nous, voyons combien il veut se vendre et nous l’achèterons si nous en avons les moyens. » Ils firent donc entrer le vieillard dans leur maison et lui demandèrent : « Combien voulez-vous vous vendre ? » — « Cinq ligatures, leur répondit-il. » Comme ces gens étaient pauvres et n’avaient pas d’argent, le mari envoya la femme emprunter cinq ligatures qui furent remises au vieillard.

À partir de ce moment le vieillard vécut avec ces deux époux, soigné par eux comme s’il eut réellement été leur père. Ils enseignèrent à leurs enfants à le respecter comme leur grand-père paternel. Quant au vieillard il ne faisait que manger et dormir, sans rendre aucun service dans la maison. Les deux époux allaient travailler chez les autres pour nourrir leur père et leurs enfants ; mais, comme le produit de leur travail ne suffisait pas, ils se résolurent à mettre en gage un de leurs enfants. Ils allèrent donc trouver le vieillard et lui dirent : « Nous sommes au bout de nos ressources, nous avons pensé à mettre un de nos enfants en gage pour nous procurer de l’argent. » — « Comme vous voudrez, répondit l’autre. » Il avait toujours les

  1. Les indigènes, soumis à des règles très strictes en matière de piété filiale, ne peuvent cependant pas, en bien des occasions, ne pas en trouver le fardeau bien lourd, notamment en ce qui est des funérailles, cérémonies, etc. Il est donc facile de comprendre qu’ils ne se soumettent pas gratuitement à ces obligations en faveur de gens à qui ils ne doivent rien. « On n’achète pas un cadavre pour l’enterrer », comme le dit notre texte d’une manière assez vive et parlante. La pensée maîtresse de ce conte moral n’en est que plus remarquable, car il préconise des sentiments de charité et de simplicité de cœur qui ne sont, à aucun degré, ordinaires aux Annamites.