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Page:Le Tour du monde, nouvelle série - 09.djvu/525

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pagnon au cimetière, la coiffe blanche est recouverte d’un voile de deuil, les humbles dévouements viennent au secours de cette misère. Mais aucune imprécation n’aura coupé la monotonie des plaintes, aucun cri de rage contre le sort ne se sera élevé. Le recteur qui aura jeté de l’eau bénite sur le mort, psalmodié du latin sur la tombe, pourra croire qu’il y a là soumission à une volonté d’en haut, adoration d’une main mystérieuse qui frappe. Peut-être, mais c’est aussi à une force réelle que les pauvres gens de nos côtes se soumettent, c’est une fatalité inéluctable qu’ils subissent. Le dieu qu’ils craignent et qu’ils adorent, celui qui les nourrit et qui les tue, au gré de sa cruelle fantaisie, c’est la mer immense, la mer familière et incompréhensible, qui tantôt les berce en chantant, tantôt leur crache son écume à la face, les meurtrit contre les rochers ses complices. C’est à ce dieu qu’ils élèvent des calvaires sur les promontoires, c’est pour lui qu’ils suspendent des ex-voto dans les églises, qu’ils font des processions autour du village, c’est la terreur sacrée mêlée d’amour qu’il inspire qui fait mettre une phrase religieuse dans les connaissements des capitaines, qui place les bateaux de pêche sous le patronage d’un nom de martyr. Le voisinage de ce champ de bataille, la mer, devait faire naître les mêmes sentiments de reconnaissance et de crainte que la lutte de la nuit et de la lumière créait chez les tribus errantes des hauts plateaux de l’Asie, aux premiers âges de l’humanité. Une action incessante de la nature se faisant sentir dans tous les actes de la vie, le culte d’Indra s’établit là-bas, la religiosité devient ici une caractéristique des populations maritimes.

BRODEUSE À DOUARNENEZ.

Cette cause profonde est si bien la vraie que le pêcheur, placé entre l’église et la mer, n’hésitera pas. Le dimanche comme les autres jours, il sortira pour la pêche, attentif au ciel, à l’eau, sourd aux coups de cloche plaintifs, aux malédictions du recteur impuissant à retenir les bateaux qui s’enfuient, les voiles gonflées, comme des mouettes avides. C’est que là, comme ailleurs, on accepte la lutte pour la vie telle qu’elle se présente. À quoi bon discuter l’implacabilité du sort, le hasard de la naissance, l’inattendu des catastrophes ? La mer est là, offrant des proies vivantes aux mains qui sauront les saisir, jetant, comme amorces sur le rivage, les coquillages savoureux, les crevettes couleur d’eau, les crabes à la marche oblique, les pierres dont on construira les maisons, le varech dont on fera les matelas, le goémon qui engraissera les champs. Mais c’est plus loin qu’il faut aller pour trouver les bancs de poissons « aux écailles d’argent », ce n’est qu’après une nuit de pêche qu’on aura gagné de quoi manger et se vêtir. On part donc dans la barque aux flancs solides que la voile entraîne. Au retour, les femmes et les enfants halent le bateau, le déchargent, traînent l’ancre sur le rivage. Et toujours ainsi. Et jamais les hommes de Camaret et de Douarnenez, d’Audierne et de Concarneau ne songent à changer leur sort, jamais ils ne font le rêve d’une existence plus sûre, plus exempte de dangers.

Ils vont à la mer, ils y retournent sans cesse. La mer est une grande séductrice qui les a pris tout entiers et qui ne les quittera plus, ils acceptent d’avance que le lit de cette rude épouse devienne leur