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déformés, leurs faces misérables, leurs plaies répugnantes. On a souvent décrit, depuis Émile Souvestre, les porteurs de bannières, de croix, de reliques, vêtus d’aubes blanches et coiffés de bonnets de coton, les gardes en même costume, frappant du bâton dit pen-bas ceux qui oublient de s’incliner. Les mendiants s’offrent pour accomplir les vœux, interpellent les passants, concluent un marché et s’en vont faire le tour de l’église, pieds nus ou à genoux. Pour faire faire par un mendiant le tour de l’église, pieds nus, on paie un sou, pour le faire faire à genoux, c’est cinq sous. Le pardon officiel, c’est la messe, les vêpres et la procession, avec le défilé des bannières. C’est à qui portera la plus lourde de ces bannières, souvent chargées de plomb, comme nous l’avons vu déjà au pardon de Saint-Jean-du-Doigt. Des hommes s’acharnent à soulever ces fardeaux, s’éreintent, les bras tendus, les veines du front gonflées, la face rouge. Certains sont vaincus, tombent en route, gardent parfois une infirmité de l’accomplissement d’un pareil tour de force. C’est ainsi que les pratiques enfantines et barbares ont leur place dans ces fêtes. Ce qui a sa place aussi, c’est l’alcool. La fête finie, on mange des saucisses et des gâteaux, on boit du cidre, on boit aussi de l’eau-de-vie, les mendiants se couchent autour de feux d’ajoncs, cuvent leur ivresse, s’endorment.

UNE FONTAINE MIRACULEUSE SUR LA ROUTE DE RUMENGOL.

Quittons cette Cour des Miracles, malgré son pittoresque de Moyen Âge et de romantisme. La misère humaine s’y étale, inconsciente, sordide, aucun effort de volonté ne se révèle chez ces larves humaines qui se traînent en geignant, douloureuses, hypocrites, machinales. Cherchons l’air de la mer et le goût de la brise salée. Moitié en barque, moitié en voiture, je vais gagner Plougastel, dont le territoire forme une presqu’île allongée dans la rade de Brest. Ce territoire est divisé en hameaux, parmi lesquels ceux de Passage, Illier-an-Guen, Kerziou, Keralgui, Lestraouen, Lanvrizan, formant ensemble une population de près de huit mille habitants qui partagent leur activité entre le métier de marin, la culture des primeurs, des fruits, des fraises principalement, qui y sont très délicates, et l’élevage des moutons. Les curiosités et les œuvres d’art ne manquent pas : la chapelle de Saint-Langin, aux statuettes du xvie siècle, le manoir du Cosquer, près duquel est un puits dont l’eau suit un mouvement opposé à celui de la marée, monte quand la mer s’abaisse, descend quand la mer monte. Mais tout s’efface devant le Calvaire de Plougastel, dressé au milieu de l’ancien cimetière où il donne, aussitôt qu’on l’aperçoit, la singulière impression d’une foule de pierre vivante. C’est le plus important des calvaires bretons, et l’un des plus beaux. Il a été élevé, au début du xviie siècle, et il consacre la misère et la désolation, le souvenir de l’épidémie qui sévit dans toute la région, en 1598, vers la fin de la grande peste qui dura près de vingt ans, de 1580 à 1599. La date de 1602 est indiquée par une inscription comme celle de l’achèvement du calvaire. L’architecture en est massive et simple. Sur une plate-forme en maçonnerie percée d’arcades, avec une voûte principale dans un cadre à grosses moulures, abritant un autel, la face et les côtés ornés de bas-reliefs de la vie du Christ et de sculptures en niches, plus de deux cents personnages grouillent au pied des trois croix, mettent en scène, comme sur un théâtre, le drame de la Passion. La croix principale s’élève au-dessus d’une colonne de granit coupée de deux traverses : sur la première, le Christ est enseveli par les femmes ; à chaque extrémité de la seconde, deux cavaliers, tête levée, attendent le dernier soupir du crucifié. Les deux larrons, cloués aux deux autres gibets, se contorsionnent dans les affres de l’agonie. Pour la foule rassemblée autour des suppliciés, il n’y faut pas chercher la beauté ni la grâce, mais la vie pittoresque, naïvement exprimée, avec effort et gaucherie. Ce sont comme des groupes de figurants qui se présentent aux spectateurs, et l’on a là, une fois de plus, par la sculpture, l’équivalent des mystères joués aux porches des églises, leur représentation fixée par la pierre. Tous les épisodes de la