Page:Le Tour du monde - 01.djvu/308

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

insulaires veliki prievat et gravés sur des rochers. J’ai essayé inutilement de les rattacher à un alphabet connu, et, dans l’espoir que quelque séméiologue sera plus heureux, je les donne ici purement et simplement :

Les moralistes préféreront à ces signes mystérieux la légende suivante recueillie dans le même lieu.

Une vieille insulaire de Lagosta avait cédé à son fils et à sa bru son modique patrimoine ; puis tombée dans la misère, elle n’avait rencontré que dureté et outrages chez ces cœurs ingrats. Une nuit d’hiver, passant devant leur maison, elle frappa à leur porte pour trouver un abri contre la tempête qui mugissait au dehors : la porte ne s’ouvrit pas, et le lendemain matin la bru, en sortant de sa maison, trouva le cadavre roidi par le froid et étendu sur les pierres du chemin. Plusieurs années après, les deux époux dénaturés moururent méprisés et assez misérables. On les ensevelit en terre sainte ; mais par une cause ignorée leurs ossements reparurent à la surface du sol, qui semblait les vomir. On les jeta à la mer : la mer les repoussa sur les rochers. Quand on voulut les enlever pour leur donner une sépulture pieuse, aucune force humaine ne put les détacher de la roche où la pluie et les vagues continuent à les ronger aujourd’hui.

Le géologue à qui on montrerait ces ossements maudits y verrait tout autre chose, un lusus naturæ qui n’est pas rare dans les terrains calcaires ; mais toutes les explications sur « les roches de sédiment » intéresseront moins celui qui voyage à la recherche des manifestations de l’âme humaine que cette légende ingénue née de l’austère imagination de quelques pauvres marins slaves de l’Adriatique.

Guillaume Lejean[1].




CAPE TOWN ET LE GRAND-CONSTANCE

AU CAP DE BONNE-ÉSPÉRANCE[2].
(1857)

Cape-Town, capitale de la colonie du Cap, est une fort jolie ville de trente mille habitants, bâtie au pied de la montagne de la Table, avec Table-Bay pour rade. Toutes les rues sont parallèles ou perpendiculaires à la mer. Il y a un musée ou l’on voit toutes les variétés animales de la colonie, des lions, des tigres, des léopards, des hyènes et une foule de serpents venimeux : mais la civilisation a refoulé loin d’elle tous ces hôtes dangereux, et il faut maintenant aller très-loin dans l’intérieur pour les retrouver. En fait de curiosités, nous remarquons une portion de la croix de pierre apportée du Portugal par Barthélemy Diaz, et plantée par lui sur cette terre qu’il découvrit, et qu’il nomma si bien le cap des Tempêtes. De grandes bottes sont exposées dans la même salle avec cette suscription : Bottes de postillon français. Est-ce intérêt réel ou plaisanterie ? Nous allons au jardin botanique hollandais, où se réunit deux fois par semaine la société élégante pour entendre la musique du régiment. L’un des aides de camp du gouverneur, le major Bates, nous mène voir dans un fort des Cafres prisonniers. Ils ont tué du bétail, fait la maraude à la frontière, et sont privés, pour plusieurs années, de leur vie libre dans le désert. Parmi eux, il y a le proche parent d’un chef. Ce sont des noirs superbes, aux formes athlétiques. Ils ont tous des dents d’une admirable blancheur. On leur donne la nourriture des matelots ; mais ils se plaignent et déclarent qu’ils mangeraient bien chacun la moitié d’un mouton. L’an dernier, un faux prophète parcourut la Cafrerie, annonçant partout que, si les habitants cessaient d’ensemencer leurs terres et tuaient leurs bestiaux, tous leurs ancêtres ressusciteraient, et qu’eux-mêmes, animés d’une vigueur nouvelle, ils jetteraient les blancs à la mer. Ils n’ont point semé de blé, ils ont massacré leurs bœufs, et aujourd’hui, ils meurent de faim, tandis que les blancs continuent à régner à Cape-Town.

Tout à Cape-Town est hors de prix. On demande cent vingt-cinq francs à l’ambassadeur (M. le baron Gros) pour l’avoir amené en calèche de Simon’s-Bay ; et l’un de nous paye deux schellings et demi pour faire donner un coup de fer à son chapeau. Trente mille livres de rentes sont à peine suffisantes pour mener au Cap une bonne existence bourgeoise, tant les denrées de première nécessité sont chères. Le moindre œuf coûte cinq sous, et ainsi du reste. C’est qu’ici la production ne suffit point à la consommation. Il y a un trop grand débouché, et point assez de travailleurs. Le Cap nourrit Sainte-Hélène, l’Ascension, Maurice, et la station anglaise de la côte occidentale d’Afrique. C’est un point forcé de ravitaillement pour les nombreux navires allant ou revenant de l’Inde. Aussi la colonie s’efforce-t-elle d’attirer vers elle un courant d’émigration européenne, et vote-t-elle des fonds dans ce but. Chaque année, ses solitudes se peuplent, mais lentement. La Californie, les États-Unis, l’Australie, ont plus de faveur en ce moment ; et les nombreux navires

  1. C’est de Souakin, sur la côte africaine de la mer Rouge, que M. G. Lejean nous a envoyé récemment cette relation de son voyage dans l’Herzégovine.
  2. Extrait du livre de M. le marquis de Moges, intitulé : Souvenirs d’une ambassade en Chine et au Japon. Voy. pages 129-142.