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dure. Les toits en saillie des kiosques et les coupoles d’étain qui remplacent les toits, donnent un caractère singulier à ces constructions, dont on ne distingue d’ailleurs que très-imparfaitement les détails. Ce site, le plus beau peut-être de l’univers, domine à la fois la Corne-d’Or, l’entrée du Bosphore, la côte d’Asie et la mer de Marmara.

On entre dans le sérail par une grande porte, dont l’architecture n’a aucun caractère et n’appartient à aucune époque : c’est la Sublime Porte. De chaque côté, dans le mur, on remarque deux grandes niches où l’on mettait jadis la tête des pachas étranglés par ordre du sultan. Quand l’exécution avait lieu dans les provinces, l’exécuteur bourrait de foin le chef du supplicié, l’enfermait dans un sac de cuir, et l’emportait attaché à la selle de son cheval. La tête d’Ali, le féroce pacha de Janina, fut apportée ainsi à Constantinople, et exposée sur un plat d’argent pendant neuf jours.

Quand on a franchi le seuil de la Sublime Porte, on se trouve dans une grande cour irrégulière, très-peu ombragée et environnée d’édifices qui n’ont rien de monumental. Bientôt on se trouve en face d’une seconde porte flanquée de deux tourelles que relie un mur crénelé. C’est Bab-us-Selam, la porte des salutations (voy. p. 4) ; personne du dehors n’avait jadis le privilége d’en franchir le seuil, si ce n’est les vizirs pour se rendre au divan, et les ambassadeurs lorsque le Grand Seigneur leur accordait une audience. Elle est comme la Sublime Porte, gardée par une trentaine de soldats turcs en tenue assez négligée et coiffés de cette ridicule calotte couleur grenat qui fait regretter le bonnet extravagant des janissaires.

Au delà de la porte des salutations il y a une autre enceinte où de vieux platanes jettent un peu d’ombrage. Tout cela est désert, triste et muet. On avance encore et l’on aperçoit à travers des massifs de cyprès et de grands sycomores la toiture élégante et les fenêtres treillissées d’édifices qui paraissent habités. Personne n’est admis à parcourir ce coin de sérail où vivent, dit-on, quelques vieilles favorites du sultan Mahmoud, et, peut-être quelques jeunes veuves du sultan Abdul-Mejid.

On se hâte de visiter la collection des armures, la bibliothèque, qui contient une collection peu authentique des portraits des anciens sultans, et l’on gagne les jardins en cherchant des yeux les parterres remplis de fleurs rares, les hautes charmilles à travers lesquelles ne pénètre pas un rayon de soleil, et les cafess cachés dans les sombres bosquets comme au fond d’un labyrinthe. Les cafess (cage) étaient de petits édifices en pierre, solidement construits, où vivaient solitaires les princes de la famille impériale que le sultan régnant n’avait pas fait mourir à son avénement au trône.

Mais tout cela n’existe plus ; on n’aperçoit rien que quelques jardinets plantés de lilas et d’autres arbustes vulgaires. En descendant vers Ghulané (la maison des roses) on voit de grands carrés de légumes, piqués çà et là de tournesols gigantesques et divisés par des haies vives où s’enchevêtrent des liserons blancs. Des bouquets de pins et de sycomores s’élèvent au milieu des espaces incultes, et des rideaux de cyprès étendent de tous côtés leur ombre immobile. Le cyprès est l’arbre du sérail ; on l’y trouve partout, et il semble que, dans ce séjour témoin de tant de morts violentes, il doit croître sur des tombeaux. Pourtant son feuillage noir n’a jamais abrité que les nids des tourterelles, tandis que les gais platanes, qui donnent un aspect presque riant à la seconde cour, ont souvent porté au bout de leurs branches la tête sanglante des vizirs.

Les édifices qui subsistent encore dans l’enceinte du sérail ne datent guère que du siècle dernier, et ne renferment plus que quelques raretés, restes infimes des immenses richesses qui composaient le trésor des empereurs ottomans. Les Turcs, insouciants et fatalistes, n’ont bâti que des mosquées, et jusqu’au règne d’Abdul-Mejid, leurs sultans n’ont habité que des palais de bois. Hormis les cafess et les salles voûtées où était enfermé le trésor, il n’existait aucune construction solide dans le sérail. Les incendies étaient fréquents dans ces légers édifices, dont les lambris étaient couverts d’enduits résineux. À diverses époques le feu dévora une partie du sérail, et le grand incendie de 1665 détruisit les somptueux appartements du quartier des femmes.


Ce qu’était autrefois le sérail.

Rien de ce qui existe encore aujourd’hui ne peut donner une idée de la puissance des empereurs ottomans et du luxe inouï dont ils environnaient leur favorites. Ce n’est pas dans les historiens turcs qu’il faudrait chercher des documents pour peindre les mœurs de la cour ottomane et raconter la vie des sultans ; mais l’histoire du sérail existe dans les récits des anciens voyageurs et dans les rapports des espions que les cours de Vienne et de Versailles entretenaient près de la personne du Grand Seigneur.

Les voyageurs qui ont visité Constantinople à l’époque de la grandeur des sultans avouent qu’ils n’ont pas vu l’intérieur du sérail ; aucun d’entre eux n’a dépassé l’enceinte de la troisième cour, et jeté un coup d’œil au delà de l’espèce de salle du trône, étroite et sombre, où le Grand Seigneur, le Padisha, le Sublime Empereur, le Commandeur des Croyants, le Successeur du Prophète, l’Ombre de Dieu, donnait audience aux ambassadeurs des puissances chrétiennes ; mais tous ont recueilli de curieux documents, et plusieurs ont écrit en quelque sorte sous la dictée de gens qui avaient vécu dans le sérail. L’un d’entre eux raconte comment il a obtenu les

    lonnes montrent que ces murs ont été construits en partie avec les débris des monuments de Byzance. Ici on aperçoit, sous un rideau de lierre, une arcade voûtée communiquant aux vastes souterrains qui traversent, dit-on, la ville entière ; là, c’est une porte secrète dissimulée dans la pierre ; pus loin, un pont-levis qui, des tourelles s’avançant au-dessus de l’eau, servait à précipiter dans les courants de Marmara les femmes infidèles ou soupçonnées. Que de crimes, que d’intrigues, que de mystères, quelles histoires sanglantes se sont déroulés dans cette enceinte, devant ces témoins impassibles, mais qui semblent encore en porter les marques ! »

    Adalbert de Beaumont.