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Page:Le Tour du monde - 18.djvu/158

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tomber son ancre de mouillage dans un vaste bassin entouré de hautes falaises et de montagnes étranges auxquelles l’action volcanique a donné les formes les plus invraisemblables. D’abord, c’est un ballon dont le sommet s’est effondré de moitié et présente l’aspect d’un cratère de soulèvement. Immédiatement après viennent trois énormes pyramides, aux formes tellement régulières qu’on croirait qu’elles ont été élevées par les mains des hommes ; enfin, comme toujours, les derniers plans sont formés par des aiguilles de glace qui changent de couleur suivant l’élévation du soleil. Au pied des premières dunes, les pluies ont précipité des terreaux volcaniques qui ont formé des nappes de sédiment ; sur cette plage, que coupent de nombreux ruisselets descendus des cimes neigeuses, se trouve la ville de Dyrafiord, c’est-à-dire trois ou quatre amas de gazon et une petite église en planches.

Ce qui frappe le plus quand on arrive au milieu de toutes ces imposantes surprises, c’est le silence qui y règne et l’absence de tout mouvement. On ne voit pas le moindre petit bateau. La Pandore était seule au milieu de ce vaste port ; mais nous n’allions pas tarder à recevoir de nombreuses visites.

Je m’étais retiré dans ma chambre pour y prendre un peu de repos, et après avoir bien recouvert ma fenêtre avec une portière en toile à pavillon pliée en plusieurs doubles pour m’improviser une nuit, je m’étais endormi. À mon réveil, quand je montai sur le pont, l’aspect du fiord avait complétement changé. Tous les navires qui avaient des avaries à réparer s’étaient mis à notre poursuite comme des goëlands ; ils étaient venus mouiller dans nos eaux pendant mon sommeil, et ce fiord que je venais de quitter si désert, si silencieux, était peuplé de plus de quatre-vingts navires : on se serait cru en plein port du Havre.

Pendant que nos ouvriers entreprenaient de les réparer pour les mettre en état de continuer la pêche et de regagner la France, nous allions faire des excursions et des parties de chasse à terre. Nous soupions à dix heures, et à minuit nous étions en pleine chasse. S’il est peu de pays aussi riches en poissons que l’Islande, on peut en dire autant du gibier. Les quelques canards sauvages que nous rencontrons dans nos pays y viennent par hasard : ce sont les fantaisistes de l’espèce qui, emportés par leur humeur aventureuse, s’égarent sous nos latitudes et s’y oublient quelquefois. Leur véritable patrie, c’est l’Islande ; on les y rencontre par troupeaux.

Il y a dans le nord de l’île, sur le méridien du Vatna-Jokull, un lac plus grand que celui de Thingvalla : c’est le Myvatn, qui était bien plus grand encore avant que le cratère qui est sorti de son sein et qui s’élève aujourd’hui sur ses bords en comblât une notable partie. Dans une visite que nous lui fîmes, nous vîmes s’élever, comme un nuage épais, des milliers de canards qui en noircissaient la surface. La volée passa au-dessus de nos têtes, quelques coups de fusil furent tirés, et au même instant le nuage creva et les canards tombèrent comme la pluie autour de notre batelet.

C’est dans ces parages que se trouve la curieuse église de Reykjahlidar. L’édifice par lui-même n’offre rien de bien extraordinaire ; il est en bois, construit comme tous les autres et plus misérablement si c’est possible. Ce qui le distingue, c’est qu’à la suite d’une éruption volcanique le courant de lave se dirigea vers la plaine où il est situé, et, au lieu de l’absorber dans ses flots brûlants, le respecta et laissa alentour une vaste place parfaitement ronde. — C’est cette légende qui a rendu célèbre cette pauvre église de Reykjahlidar.

Sur notre chemin de retour du Myvatn à Dyrafiord, nous dressâmes notre campement de nuit au milieu d’une formation géologique des plus étranges. C’est une grande plaine sur laquelle se trouvent un très-grand nombre de buttes en forme de cônes tronqués. Ces buttes uniformes et disposées très-régulièrement font ressembler ce plateau à un camp militaire. À cause de cette bizarrerie, nous donnâmes à cet endroit le nom de plaine des Sarcophages, qui répond parfaitement à l’impression que sa vue inspire.

De retour à Dyrafiord, il restait encore quelques avaries à réparer avant de repartir pour Reykjavik ; j’en profitai pour aller fraterniser avec les bons habitants de Dyrafiord. Je trouvai là un pauvre prêtre qui ne parlait pas un mot de latin et n’en comprenait pas davantage ; en revanche, les Islandais et les Islandaises parlent le bas-breton. Cet idiome a été apporté sur cette plage par nos pêcheurs, et la soirée que j’ai passée au milieu de ces habitants m’a prouvé que nos chahuteurs des Côtes du Nord y avaient laissé autre chose que des traces littéraires. Au bout d’un moment, une femme vint m’offrir de me vendre des bas de laine. Je n’avais pas d’argent sur moi, mais j’avais eu soin d’emporter mon dessert dans ma poche et cela valait tout autant. En échange d’une paire de bas je lui donnai huit amandes, six figues, une petite grappe de raisin sec, et elle se montra on ne peut plus satisfaite de son marché.

Je m’étais fait faire par un mécanicien du bord une espèce de mauvaise flûte en fer-blanc, dont je tirais un assez bon parti et avec laquelle je faisais les délices des Islandais. En allant à terre, comme je tenais à faire passer une soirée agréable à mon monde et un peu aussi à me faire un petit succès, j’avais emporté ma flûte et un kaléidoscope qui m’avait coûté six sous dans un bazar d’Édimbourg. Après avoir acheté ma paire de bas, je m’étais assis sur une motte de gazon au milieu de toute la population composée de six femmes, dix-neuf enfants et un prêtre qui avait l’air idiot. Je tirai de mes poches mon instrument primitif et régalai la société d’un répertoire élégant et varié dans lequel les airs de la Somnambule et ceux de la Belle Hélène faisaient ensemble un assez bon ménage.

Mon concert terminé, j’allais remonter à bord de la frégate, lorsqu’on m’amena une jeune femme d’environ vingt ans qui portait dans ses bras un petit enfant. Cette