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Page:Le Tour du monde - 18.djvu/159

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femme était accompagnée d’un Islandais qui paraissait être son père et tenait une vieille lettre dans sa main. L’un et l’autre me donnèrent des explications en islandais, que je comprenais à peine ; enfin le père me donna la lettre qu’il tenait et qui était écrite en français. J’espérai y trouver quelques éclaircissements, mais je n’y vis rien. C’était la lettre d’une femme de matelot à son mari qui s’appelait Le Blanc, et où il était question d’affaires de famille. Pendant que je me livrais à mille suppositions, il arriva un prêtre de l’intérieur, monté sur un cheval noir. Cet homme, qui avait reçu depuis huit mois son changement pour Patrikfiord, s’était trouvé dans l’impossibilité de gagner sa nouvelle résidence faute de moyens de communication, et il avait attendu l’arrivée de la frégate pour s’y faire déposer. Je lui promis de le présenter au commandant le soir même ; mais comme il parlait assez facilement le latin, je le priai de m’expliquer ce que me voulait cette jeune femme. Il l’interrogea, et voici en deux mots toute l’histoire.

Il y a deux ans, un pêcheur français nommé Le Blanc, ayant fait naufrage à la pointe du fiord, s’était réfugié dans le bœr de cet Islandais où il avait reçu l’hospitalité qu’on trouve toujours chez ces braves gens. L’Islandais avait une jeune fille, et comme Le Blanc devait attendre en Islande le retour de la saison de pêche, il résolut, comme pour passer le temps, de se marier. Il demanda à l’Islandais la main de sa fille ; celui-ci trouva la chose toute naturelle, alla querir le prêtre, et le couple fut uni. Quand le soleil reparut l’année suivante,
Les buttes de Hjaltadal. — Dessin de Yan’ Dargent d’après l’album de l’auteur.
Le Blanc prit deux chevaux, partit pour Patrikfiord ; il devait revenir dans la huitaine, mais on ne le revit plus. L’on suppose qu’il dut s’embarquer sur un bateau pêcheur pour aller faire un tour en France : mais on s’étonnait beaucoup de ce qu’il tardait autant à revenir, et sa femme me demandait si je ne l’avais pas vu.

J’avais beau répondre que je ne le connaissais pas, la femme m’objectait toujours : mais il est Français ! D’après elle, tous les Français doivent se connaître.

Le prêtre, après avoir écouté quelques instants cette pauvre abandonnée, me dit : « Cette femme trouve que Le Blanc a très-mal agi. Il a négligé de divorcer avant de disparaître. S’il eût divorcé, ce ne serait rien ; mais comme il n’a pas rempli cette formalité, elle ne peut pas se marier avec un autre, et c’est ce qui rend sa position réellement fâcheuse. »

Quand je vis ce qui affligeait surtout la pauvre femme, j”imaginai un moyen pour la soulager, et je dis au prêtre :

« Le Français qui a épousé cette femme était-il catholique ?

— Oui.

— N’a-t-il pas été marié seulement devant le prêtre luthérien, et sans l’intervention du consul de France de Reykjavik ?

— Certainement ! il s’est marié comme on se marie ici.

— Eh bien ! dans ce cas, le mariage n’est pas valable, puisque Le Blanc était toujours soumis aux lois françaises, et qu’en France les choses ne se passent pas comme en Islande. Ainsi, cette femme est parfaitement libre de se marier puisqu’elle ne l’a jamais été légalement. »