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Page:Le Tour du monde - 18.djvu/175

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à une certaine hauteur où elle devient un nuage. Pendant ce mouvement ascensionnel, une partie du brouillard se résout en bruine, en garua qui mouille la terre à la manière de la rosée. Les garuas, c’est l’expression indienne, ne sont jamais assez abondantes pour rendre les chemins impraticables, pour pénétrer les vêtements les plus légers ; mais par leur persistance elles introduisent dans le sol assez d’eau pour le rendre fertile, pour le maintenir dans un état convenable d’humectation quand le vent du sud, reprenant son impétuosité, les chasse et s’oppose à leur apparition. D’ailleurs, sur des points heureusement assez nombreux du littoral, l’aridité est seulement à la surface ; à une certaine profondeur, l’on rencontre une nappe aquifère dont l’origine est dans la Cordillère. Les eaux pluviales que reçoivent les montagnes des Andes, à moins d’être extrêmement abondantes, ne parviennent pas toujours jusqu’à la mer ; durant un parcours de vingt à trente lieues, elles sont absorbées par le sable, et, comme cela a lieu à Piura, à Séchura, pour les trouver, il faut creuser le lit des torrents desséchés. C’est à la fois à cette imbibition d’un sol arénacé et à la fréquence des bruines ou garuas que le pays compris entre Tumbes et le Chili doit de ne pas être un désert sur toute son étendue.

C’est précisément dans cette zone où la pluie est assez rare pour être considérée comme un événement, entre Payta et le rio Loa, que sont situés les gîtes de guano ammoniacal. Au delà plus au nord, comme plus au sud de ces points extrêmes, le guano exposé aux pluies tropicales est généralement dépourvu d’ammoniaque, de sels solubles ; un sel insoluble a résisté, c’est le phosphate de chaux, la base et le caractère des guanos terreux.

Pour que le guano ait été accumulé en aussi énormes quantités dans les huaneras, il a fallu le concours de circonstances aussi favorables à sa production qu’à sa conservation : un climat d’une sécheresse exceptionnelle sous lequel les oiseaux n’aient pas à se garantir de la pluie ; des accidents de terrains offrant des crevasses, des anfractuosités, où ils pussent reposer, pondre et couver à l’abri des fortes brises du sud ; enfin une nourriture telle qu’ils la trouvent dans les eaux qui baignent la côte péruvienne. Nulle part au monde le poisson n’est plus abondant. Il arrive quelquefois, pendant la nuit, comme j’en ai été témoin, qu’il vient échouer vivant sur la plage en nombre prodigieux, sans que la mer soit agitée, comme s’il voulait échapper à la poursuite d’un ennemi[1].

Un des navigateurs espagnols qui accompagnèrent les académiciens français à l’équateur, Antonio de Ulloa, rapporte que « les anchois sont en si grande abondance sur cette côte qu’il n’y a pas d’expression qui puisse en représenter la quantité. Il suffit de dire qu’ils servent de nourriture à une infinité d’oiseaux qui leur font la guerre. Ces oiseaux sont communément appelés guanaes parmi lesquels il y a beaucoup d’alcatras, espèce de cormoran, mais tous sont compris sous le nom général de guanaes. Quelquefois, en s’élevant des îles, ils forment comme un nuage qui obscurcit le soleil. Ils mettent une heure et demie à deux heures pour passer d’un endroit à un autre, sans qu’on voie diminuer leur multitude. Ils s’étendent au-dessus de la mer et occupent un grand espace ; après quoi, ils commencent leur pêche d’une manière fort divertissante : car, se soutenant dans l’air en tournoyant à une hauteur assez grande, mais proportionnée à leur vue, aussitôt qu’ils aperçoivent un poisson, ils fondent dessus la tête en bas, serrant les ailes au corps, et frappant avec tant de force qu’on aperçoit le bouillonnement de l’eau d’assez loin. Ils reprennent ensuite leur vol en avalant le poisson. Quelquefois ils demeurent longtemps sous l’eau, et en sortent loin de l’endroit où ils s’y sont précipités ; sans doute parce que le poisson fait effort pour échapper et qu’ils le poursuivent, disputant avec lui de légèreté à nager. Ainsi on les voit sans cesse dans l’endroit qu’ils fréquentent, les uns se laissant choir dans l’eau, les autres s’élevant ; et comme le nombre en est fort grand, c’est un plaisir que de voir cette confusion. Quand ils sont rassasiés, ils se reposent sur les ondes ; au coucher du soleil, ils se réunissent, et toute cette nombreuse bande va chercher son gîte. On a observé, au Callao, que les oiseaux qui se gîtent dans les îles et les îlots situés au nord de ce port vont dès le matin faire leur pêche du côté du sud, et reviennent le soir dans les lieux d’où ils sont partis. Quand ils commencent à traverser le port, on n’en voit ni le commencement ni la fin[2]. »

En 1844, lorsque M. F. de Rivero exécutait ses travaux topographiques, il y avait dans les huaneras près de 36 millions de tonnes de matières, et comme l’exportation de 1846 à 1851 a été de 509 579 tonnes, ou 532 000 tonnes si l’on y comprend l’année 1845, il restait, en 1852, dans les huaneras plus de 35 millions de tonnes de guano. Actuellement la principale exploitation a lieu dans les îles de Chincha, où il devait y avoir, en 1844, 36 500 000 varas cubiques, soit 23 542 500, et en 1852 a peu près 23 millions de tonnes de guano. Si, comme on l’assure, l’extraction annuelle s’est élevée dans ces derniers temps à 350 000 tonnes, les gîtes seraient épuisés en une soixante d’années. On porte à 900 le nombre des travailleurs des îles de Chincha, et dans ce nombre on compte 300 ouvriers appartenant à cette race chinoise qui paraît destinée à faire librement en Amérique l’ouvrage des esclaves.

Les gisements de guano sont tellement considérables que l’on a douté qu’ils fussent bien réellement formés par des déjections d’oiseaux appartenant à l’époque actuelle. Humboldt était très-enclin à les considérer comme antédiluviennes, comme des amas de coprolithes ayant conservé leur matière organique originelle. Il reculait devant l’âge qu’il faudrait assigner à ces dé-

  1. Les requins sont fort communs dans ces eaux.
  2. Ulloa, tome I, page 486.