du bois à brûler et en formaient des bûchers sur divers points de l’enclos du Tjoôdji. Dès qu’un tas était achevé, les yakounines disposaient des torches de paille goudronnée au sommet de la pyramide. On m’expliqua que ces préparatifs se faisaient dans l’éventualité d’une attaque nocturne, et qu’au premier signal d’alarme la garde mettrait le feu à ces bûchers pour illuminer dans tous ses recoins le théâtre des événements.
La ronde de nuit, munie d’autant de falots qu’elle comptait de têtes, s’apprêtait à faire sa tournée comme de coutume. Le chef du poste la rappela au corps de garde, avec ordre à chaque homme d’endosser sa cotte de mailles.
Notre comprador, quelque peu effrayé de tout ce qu’il voyait, vint me demander, à voix basse, quels étaient mes projets pour le lendemain. Je l’encourageai à faire son marché comme à l’ordinaire, et l’invitai à donner des ordres dans le même sens au cuisinier japonais, qui se montrait tout doucement sur le seuil de la porte, avec la mine et l’attitude d’un homme qui voudrait bien s’en aller.
Mes camarades, persuadés
que nos yakounines arrangeaient
tout pour le
mieux, se bornèrent à organiser
pour cette nuit un petit
service de quart, lequel
se distingua par cette particularité
peu réglementaire,
qu’aucun de nos hommes de
garde ne sut résister à la
tentation de tenir compagnie
à celui qui venait le
relever.
Cuisinier japonais. — Dessin de A. de Neuville d’après une photographie.
Je racontais un jour ces détails aux convives habituels de Benten. L’un d’eux, membre du corps diplomatique, témoigna son étonnement de ce que j’eusse pris ou fait semblant de prendre au sérieux ce qu’il appelait les simagrées du gouvernement japonais. Peu de temps après, il se rendait lui-même en séjour au Tjoôdji. Les conjectures politiques s’étaient à peine améliorées. Le gouvernement lui envoya une garde des plus respectables, et le chef du poste dirigea le service de sûreté avec une vigilance que son protégé trouva souverainement ridicule. Au bout d’une semaine environ, l’on entendit parler de complots formés par les lonines contre les étrangers qui résidaient à Yédo, puis le constable vint annoncer à son maître que le chef du poste se proposait d’augmenter le nombre des sentinelles placées dans les cours et les jardins. « C’est toujours le même jeu qui recommence, répondit le diplomate ; que le chef du poste fasse ce qu’il lui plaira, mais qu’il ne vienne pas m’en importuner ! »
Le lendemain le constable se présente de nouveau : « Monsieur le ministre, le chef du poste demande aussi l’autorisation de placer des sentinelles dans l’intérieur des bâtiments.
— Qu’il en mette partout, excepté dans ma chambre à coucher ! s’écria le ministre impatienté. Et du reste, ajouta-t-il, faites en sorte que je n entende plus un seul mot de cet absurde état de siége ! »
Dès ce moment, en effet, tout se passa entre le chef du poste et le constable. Celui-ci, dit-on, observa si fidèlement sa consigne que, lorsque le commandant japonais lui demanda la permission d’établir des bûchers dans l’enclos du Tjoôdji : « Je suis autorisé, lui répondit-il gravement, à vous déclarer de la part du ministre que vous pouvez en mettre partout excepté dans sa chambre à coucher ! »
Mais c’est en vain que le ministre avait pourvu à ce que rien ne troublât plus sa quiétude. Une nuit qu’il dormait profondément, un bruit étrange le réveille et il entrevoit au pied de son lit un homme tremblant de tous ses membres. C’etait le constable, qui, dans sa précipitation, venait de passer à travers un châssis de papier. Une lueur rougeâtre éclairait le jardin. Le gong retentissait sous les halles du corps de garde.
« Eh bien ! qu’est-ce donc ? Le feu est-il au Tjoôdji ? » disait le ministre en se frottant les yeux.
Le constable, recouvrant enfin la parole : « On se bat dans le préau : hâtez-vous ! s’écria-t-il.
— On ne se bat nullement, mon cher constable : chacun joue la comédie, jusqu’à vous-même, qui venez,