Page:Lectures romanesques, No 142, 1907.djvu/15

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à ce dilemme qui n’était guère encourageant :

Ou il délivrerait Loïse, et la jeune fille était alors bien perdue pour lui, puisqu’il n’osait même pas concevoir la possibilité d’une union avec l’héritière d’une riche et puissante famille. Ou il ne la délivrerait pas, et elle était encore perdue à bien plus forte raison.

Cependant, le résultat de cette méditation au bord de la Seine sous les grands peupliers qu’agitait la brise du soir, fut que le chevalier résolut d’écarter de son esprit tout espoir de récompense amoureuse, et de se dévouer pour Loïse, quoi qu’il dût en advenir.

Quelques années plus tard, Cervantès devait publier son immortel Don Quichotte. Nous ignorons si le romancier espagnol connut notre héros dans quelque visite qu’il aura faite à Paris. C’est bien possible. Pardaillan, comme don Quichotte, passa son existence à se dévouer pour des Princesses opprimées, à courir sus aux oppresseurs. Il ne serait donc pas surprenant que le chevalier de Pardaillan ait servi de prototype à Cervantès. Mais pourquoi en a-t-il fait un fou ?

Pardaillan, après avoir pris cette grande résolution de se dévouer au bonheur de Loïse — ce qui en fait un type à part dans la catégorie des amoureux, gens fort égoïstes — se trouva comme soulagé d’un grand poids, et annonça à son chien qu’il était temps d’aller dîner.

Il se leva tout aussitôt, et prit le chemin de la Devinière.

Il marchait de ce pas tranquille et souple qui est l’indice de la robustesse, et venait d’entrer dans la rue Saint-Denis, lorsqu’il entendit qu’on courait derrière lui.

Bien qu’il fît nuit noire et que la rue fût déserte, Pardaillan dédaigna de se retourner.

Au même instant, l’inconnu qui courait fut sur lui.

Il y eut un choc violent.

Bousculé à l’improviste, le chevalier chancela ; il se remit aussitôt, et tirant furieusement son épée, il s’apprêtait à provoquer de la belle façon le malappris trop pressé, lorsqu’il fut cloué sur place par ces paroles que grommela l’inconnu :

— Par Barabbas ! On se range, au moins !…

Lorsque le chevalier revint à lui, l’inconnu, toujours courant, avait disparu.

— Cette voix ! murmura Pardaillan, ce juron… Oh ! mais, on dirait que c’est lui ! mon père !…

Et il se mit à courir, lui aussi. Mais il était trop tard. Il ne vit plus personne dans la rue Saint-Denis.

Lorsqu’il entra à la Devinière, sa première question à dame Huguette fut pour s’informer si par hasard quelqu’un ne serait pas venu le demander depuis dix minutes.

Sur la réponse négative de l’hôtesse, il fut convaincu qu’il s’était trompé et regretta dès lors d’avoir laissé fuir le personnage qui l’avait bousculé.

Ayant copieusement dîné — autre particularité qui lui donne une place spéciale dans la tribu des amoureux, gens de peu d’appétit —, le chevalier reboucla son ceinturon, compléta son armement au moyen d’un court poignard à lame solide, et, par les rues silencieuses, noires et désertes, se rendit à l’hôtel de l’amiral Coligny.

Comme le lui avait recommandé Déodat, il frappa trois coups légers à la petite porte bâtarde.

Presque aussitôt, il vit le judas s’entrouvrir. Évidemment, quelqu’un devait veiller en permanence derrière cette porte.

Pardaillan approcha son visage du judas et prononça à voix basse les deux mots convenus :

— Jarnac et Moncontour…

Aussitôt, la porte s’ouvrit et un homme parut, couvert d’une cuirasse de cuir, un pistolet à la main.

— Qui demandez-vous ? questionna-t-il d’une voix assez rude.

— Je voudrais voir mon ami Déodat, fit Pardaillan qui se demandait déjà s’il n’allait pas mieux réussir à l’hôtel Coligny qu’à l’hôtel Montmorency.

— Excusez-moi, monsieur, reprit l’homme qui s’adoucit aussitôt : voulez-vous me dire votre nom ?

— Je suis le chevalier de Pardaillan.

L’homme étouffa un cri de joie, ouvrit la porte toute grande et attira le jeune homme dans l’intérieur d’une cour.

— Monsieur de Pardaillan, s’écria-t-il alors. Ah ! soyez le bienvenu ! Je désirais tant vous connaître !…

— Pardonnez-moi, fit le chevalier interloqué, mais…

— Vous ne me connaissez pas, n’est-ce pas ? Eh bien, nous ferons connaissance… je suis M. de Téligny.






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Téligny, gendre de l’amiral Coligny, était un homme de vingt-huit à trente ans. Il était fortement charpenté, et passait pour très fort aux armes comme il