Page:Mémoires de la comtesse de Boigne Tome III 1922.djvu/160

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
156
MÉMOIRES DE MADAME DE BOIGNE

Un soir où elle avait auprès d’elle une jeune parente polonaise, on servit du thé ; l’Empereur s’empressa d’en arranger une tasse pour madame de Narishkine et ensuite une autre pour cette demoiselle. Madame de Narishkine se pencha vers sa cousine et lui dit :

« Quand vous rentrerez dans le château de votre père, vous vous vanterez, j’espère, de la qualité de votre échanson.

— Oh certainement », reprit l’autre.

L’Empereur, qui était sourd, n’entendit pas le colloque mais vit le sourire sur leur visage. Le sien se rembrunit aussitôt et, dès qu’il se trouva seul avec madame de Narishkine, il lui dit :

« Vous voyez bien que le ridicule m’atteint partout. Même vous, qui avez de l’affection pour moi, sur qui je compte, vous ne pouvez résister à vous en moquer. Dites-moi ce que j’ai fait pour provoquer votre risée. »

Elle eut toutes les peines du monde à calmer cette imagination malade.

L’Empereur n’avait foi qu’en monsieur de Metternich. Il entretenait avec lui une correspondance presque journalière. L’autrichien était bien plus avant dans sa confiance que ses propres ministres ; il croyait absolument à ses avis et surtout à ses rapports de police.

Il portait constamment sur lui un petit agenda, envoyé par le prince de Metternich, où les noms de toutes les personnes politiquement suspectes dans l’Europe entière se trouvaient placés par ordre alphabétique, avec le motif et le degré de suspicion qui devait s’y rattacher. Lorsqu’on prononçait un nom nouveau devant l’Empereur, il avait sur-le-champ recours à ce livret et, s’il ne se trouvait par sur cette liste noire, il écoutait bénévolement ce qu’on voulait lui dire ; mais si, par malheur, il y était placé, rien ne pouvait le