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le comte de Nassau s’en empara ; et depuis, à d’autres encore. Cependant, quand la faute dénote une si grossière et évidente ignorance ou lâcheté qu’elle sort de l’ordinaire, il serait rationnel de la considérer comme un acte de perversité, provenant de mauvais sentiments, et de la punir comme telle.

CHAPITRE XVI.

Façon de faire de quelques ambassadeurs.

Les hommes aiment à faire parade de toute science autre que celle objet de leur spécialité. — Pour toujours apprendre quelque chose dans mes relations avec autrui (ce qui est un des meilleurs moyens de s’instruire), j’ai attention, dans mes voyages, d’amener constamment les personnes avec lesquelles je m’entretiens, sur les sujets qu’elles connaissent le mieux : « Que le pilote se contente de parler des vents, le laboureur de ses taureaux le guerrier de ses blessures et le berger de ses troupeaux (d’après Properce). » Le plus souvent, c’est le contraire qui a lieu ; chacun préfère parler d’un métier autre que le sien, croyant accroître ainsi sa réputation ; témoin le reproche adressé par Archidamus à Périandre, d’abandonner la gloire d’être un bon médecin, pour acquérir celle de mauvais poète. — Voyez combien César se dépense largement, pour nous faire admirer son talent à construire des ponts et autres engins de guerre ; et combien relativement il s’étend peu, quand il parle de ses faits et gestes comme soldat, de sa vaillance, de la conduite de ses armées. Ses exploits témoignent hautement que c’est un grand capitaine ; il veut se révéler comme excellent ingénieur, qualité qu’il possède à un bien moindre degré. — Denys l’Ancien était, à la guerre, un très bon général, ainsi qu’il convenait à sa situation ; eh bien, il se tourmentait pour en arriver à ce que l’on prisât surtout en lui son talent pour la poésie, qui était fort médiocre. — Un personnage appartenant à l’ordre judiciaire, auquel ces jours-ci on faisait visiter une bibliothèque abondamment pourvue d’ouvrages, tant de droit, ce qui était sa profession, que sur toutes les autres branches des connaissances humaines, n’y trouva pas matière à conversation ; mais il s’arrêta longuement à entrer dans des explications doctorales sur une barricade,[1] sujet auquel il ne connaissait rien, élevée près de l’entrée de cette bibliothèque, et que cent capitaines et soldats voyaient tous les jours, sans qu’elle donnât lieu à remarque ou à critique de leur part. « Le bœuf pesant voudrait porter la selle, et le cheval tirer la charrue (Horace). » En en agissant ainsi, vous ne faites jamais rien qui vaille ; efforçons-nous donc de

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