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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/197

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ceux-là portent la robe longue, ceux-ci sont gens de robe courte.

Quant aux choses de moindre importance, les vêtements par exemple, à qui voudra les ramener à leur objet essentiel, qui est d’être utiles et commodes et de s’adapter aux formes du corps, ce qui seul leur donne de la grâce et satisfait aux convenances qui ont été leur raison d’être, je signalerai entre autres, comme atteignant, selon moi, la limite du grotesque, nos bonnets carrés ; cette longue queue de velours plissé avec ajustements de toutes formes et de toutes couleurs qui, chez les femmes, se porte de la tête aux pieds ; et aussi nos culottes qui si sottement et si inutilement moulent un membre que nous ne pouvons seulement pas honnêtement nommer, et que de la sorte nous montrons en faisant parade en public.

Il n’en faut pas moins se conformer aux usages et, sauf le cas d’absolue nécessité, se garder de toute innovation dans toutes les institutions publiques ; ébranlement causé en France par l’introduction de la Réforme. — Ces considérations ne doivent cependant pas détourner un homme de jugement d’en agir comme tout le monde ; bien au contraire, avoir des façons à soi et s’écartant de l’ordinaire, témoigneraient à mon sens de la folie ou de l’affectation de se faire remarquer, plutôt que du bon sens ; le sage qui doit se recueillir en lui-même et laisser à son esprit toute liberté et faculté de porter tels jugements que ce qu’il voit peut lui suggérer, n’en doit au dehors rien laisser, paraître, et ses faits et gestes être, en tous points, conformes à ce qui est généralement admis. — La société n’a que faire de ce que nous pouvons penser ; ce qui importe, c’est que nous lui apportions le concours de nos actions, de notre travail, de notre fortune, de notre vie[1] même, et qu’elle puisse en user, suivant les idées prédominantes en elle. — C’est pour obéir à ce principe que Socrate, si bon et si grand, refusa de sauver sa vie par la fuite ; c’eût été désobéir aux magistrats qui l’avaient condamné ; il ne le voulut pas, bien que la sentence fût souverainement injuste et inique. Observer les lois du pays où l’on est, est la première de toutes les règles, c’est une loi qui prime toutes les autres : « Il est beau d’obéir aux lois de son pays (maxime tirée des tragiques grecs, d’après Grotius). »

Envisageons la question à un autre point de vue. Il est bien douteux que l’avantage qu’il peut y avoir à modifier une loi quelle qu’elle soit, qui est passée dans les mœurs, l’emporte incontestablement sur le mal qui résulterait de ce changement ; d’autant que les us et coutumes d’un peuple sont comme un bâtiment formé de pièces diverses, assemblées de telle sorte qu’il est impossible d’en ébranler une, sans que l’ébranlement ne se communique à l’ensemble. — Le législateur des Thuriens avait ordonné que quiconque voudrait proposer l’abolition d’une loi existante ou l’établissement d’une loi nouvelle, se présentât devant le peuple, la corde au cou, afin que si son innovation n’était pas approuvée de tous, il fût étranglé séance tenante. — Celui de Lacédemone sacrifia sa vie pour obtenir de ses concitoyens la promesse de ne modifier aucune de ses ordon-

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