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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/227

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des ménagements bien moindres que n’en prennent les pâtres. Vous faites cas d’un tel, parce qu’il possède deux mille arpents de terre ? ils s’en moquent, eux qui sont habitués à considérer le monde entier comme leur appartenant. Vous vous enorgueillissez de votre noblesse, de ce que vous avez sept de vos aïeux qui se sont distingués ; c’est à leurs yeux vous prévaloir de peu, parce qu’eux, ne s’occupant de ce qui existe que pris dans son ensemble, supputent par combien de riches et de pauvres, de rois et de valets, de Grecs et de Barbares, tous tant que nous sommes avons été précédés ici-bas ; seriez-vous le cinquantième descendant d’Hercule, ils trouveraient que c’est de votre part acte de vanité que de faire valoir cette faveur de la fortune. » Aussi le vulgaire les dédaignait-il, comme ignorant les choses essentielles de la vie que tout le monde connaît et les taxait-il de présomption et d’insolence.

Cette peinture, tirée de Platon, est bien loin d’être applicable aux pédants. Les philosophes, on les enviait parce qu’ils étaient au-dessus du commun des mortels, en raison du dédain en lequel ils avaient les affaires publiques, de la vie spéciale qu’ils s’étaient imposée qui n’était pas à la portée de tout le monde et avait pour règle des principes supérieurs qui ne sont pas habituellement ceux que l’on applique ; tandis que les pédants, on les considère comme au-dessous du commun, incapables des charges publiques, menant une vie misérable, de mœurs basses et viles qui les relèguent au dernier rang : « Je hais ces hommes incapables d’agir, dont la philosophie est toute en paroles (Pacuvius). »

Les philosophes, eux, grands par leur savoir, étaient plus grands encore quand ils en venaient à l’action ; c’est ainsi qu’on cite ce géomètre de Syracuse qui, distrait de la vie contemplative pour employer son génie inventif à la défense de son pays, imagina immédiatement des engins formidables qui produisaient des effets dépassant tout ce que pouvait concevoir l’esprit humain ; inventions qui, grâce à sa science, n’étaient pour lui qu’un jeu tout au plus digne d’un débutant, et dont personnellement il faisait peu de cas, regrettant d’avoir, pour elles, dérogé à ce que ses études ont de noble tant qu’elles restent dans le domaine spéculatif. Aussi chaque fois qu’ils ont été mis en demeure de passer de la théorie à la pratique, ils se sont élevés si haut, qu’il était évident que leur cœur et leur âme s’étaient prodigieusement développés et enrichis par l’étude de toutes choses. Il en est qui, voyant la direction de leur pays en des mains incapables, s’en sont mis à l’écart, témoin cette réponse que fit Cratès à quelqu’un qui lui demandait jusqu’à quel moment il fallait s’adonner à la philosophie : « Jusqu’à ce que ce ne soit plus des âniers qui soient à la tête de nos armées. » — Héraclite abdiqua la royauté en faveur de son frère ; et aux Éphésiens qui lui reprochaient de passer son temps à jouer avec les enfants, devant le temple, il répondait : « Ne vaut-il pas mieux en agir ainsi, que de gérer les affaires publiques en votre compagnie ? » — D’autres, comme Empédocle qui refusa la royauté que les Agrigentins