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Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/265

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bastonnade leur fait moins qu’à moi une chiquenaude, qui ne se plaignent ni ne tressaillent sous les coups qu’on leur donne. Les athlètes, qui semblent rivaliser de patience avec les philosophes, la doivent plutôt à la résistance de leurs nerfs qu’à celle de leur âme. L’habitude du travail corporel accoutume à supporter la douleur : « le travail endurcit à la douleur (Cicéron) ». Il faut rompre l’enfant à la peine et à la rudesse des exercices, pour le dresser aux fatigues et à ce qu’ont de pénible les douleurs physiques, les entorses, la colique, les cautères, voire même la prison et la torture, auxquelles il peut être aussi exposé, car, suivant les temps, les bons comme les méchants en courent risque, nous en faisons actuellement l’épreuve ;[1] plus on est homme de bien, plus on est menacé du fouet et de la corde par quiconque combat les lois. — En outre, la présence des parents nuit à l’autorité, qui doit être souveraine, du gouverneur sur l’enfant, l’interrompt et la paralyse ; le respect que lui témoignent les gens de sa maison, la connaissance qu’il a du rang et de l’influence de sa famille sont, de plus, à mon avis, de sérieux inconvénients à cet âge.

En société, l’enfant s’appliquera plus à connaître les autres qu’à vouloir paraître ; et, dans tous ses propos, il se montrera réservé et modeste. — Dans cette école qu’est la fréquentation des hommes j’ai souvent remarqué un mal, c’est qu’au lieu de chercher à nous pénétrer de la connaissance d’autrui, nous travaillons à nous faire connaître à lui, et que nous nous mettons plus en peine de faire étalage de notre marchandise que d’en acquérir d’autre ; le silence et la modestie sont des qualités très avantageuses dans la conversation. On dressera l’enfant à être parcimonieux et économe de son savoir quand il en aura acquis ; à ne se formaliser ni des sottises, ni des fables qui se diront devant lui, car c’est une impolitesse, autant qu’une maladresse, de se froisser de tout ce qui n’est pas de notre goût. Qu’il se contente de se corriger lui-même et n’ait pas l’air de reprocher aux autres de faire ce que lui-même ne croirait pas devoir faire, qu’il ne paraisse pas davantage censurer les mœurs publiques : « On peut être sage sans ostentation, sans orgueil (Sénèque). » Qu’il évite ces allures blessantes de gens qui semblent vouloir imposer leur manière de voir, cette puérile prétention de vouloir paraître plus fin qu’il n’est, et qu’il ne cherche pas, ce qui offre si peu de difficulté, par ses critiques et ses bizarreries à se faire la réputation de quelqu’un de valeur. Les licences poétiques ne sont permises qu’aux grands poètes ; de même les âmes supérieures et illustres ont seules le privilège de se mettre au-dessus des coutumes admises : « Si Socrate et Aristippe n’ont pas toujours respecté les mœurs et les coutumes de leur pays, c’est une erreur de croire qu’on peut les imiter ; leur mérite transcendant et presque divin autorisait chez eux cette licence (Cicéron). » — On lui apprendra à ne discourir et à ne discuter que lorsqu’il se trouvera en face de quelqu’un de force à lui répondre ; et, même dans ce cas, il ne mettra pas en jeu tous les moyens dont

  1. *