Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/275

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ce à quoi sert l’argent ; dans quelle large mesure on doit se dévouer à la patrie et à la famille ; ce que Dieu a voulu que l’homme fût sur la terre et quel rang il lui a assigné dans la société ; ce que nous sommes et dans quel dessein nous existons (Perse) » ; ce que c’est que savoir et ignorer, qui doit être le but de nos études ; ce que c’est que la vaillance, la tempérance, la justice ; ce qu’il y a à dire sur l’ambition et l’avarice, la servitude et la sujétion, la licence et la liberté ; à quels signes se reconnaît un contentement de soi-même vrai et durable ; jusqu’à quel point il faut craindre la mort, la douleur et la honte : « comment nous devons éviter et supporter les peines (Virgile) » ; quels mobiles nous font agir et comment satisfaire à tant d’impulsions diverses ; car il me semble que les premiers raisonnements dont on doive pénétrer son esprit, sont ceux qui doivent servir de règles à ses mœurs, à son bon sens, qui lui apprendront à se connaître, à savoir bien vivre et bien mourir.

Parmi les arts libéraux, commençons par celui-ci qui nous fait libres ; tous concourent, à la vérité, d’une manière quelconque à notre instruction et à la satisfaction de nos besoins, comme, du reste, toutes choses dans une certaine mesure ; entre tous, il doit passer en première ligne, ayant sur notre vie l’influence la plus directe et servant à la diriger. Si nous savions restreindre les besoins de notre existence dans de justes limites, telles que la nature nous les trace, nous constaterions que la majeure partie dans chaque science en cours est sans application pour nous, et que même dans ce qui, en elles, nous importe, se trouvent des parties superflues et des points obscurs dont nous ferions mieux de ne pas nous occuper, bornant nos études, suivant ce que nous enseigne Socrate, à ce qu’elles ont d’utile : « Ose être sage et sois-le ; celui qui diffère pour régler sa conduite, ressemble à ce voyageur naïf qui attend, pour passer le fleuve, que l’eau soit écoulée ; pendant ce temps, le fleuve coule toujours et coulera éternellement (Horace). »

Avant d’observer le cours des astres, il doit observer ses propres penchants et s’attacher à les régler. — C’est une grande simplicité que d’apprendre à nos enfants : « quelle est l’influence attachée aux Poissons, au signe enflammé du Lion ou à celui du Capricorne qui se baigne dans la mer d’Hespérie (Properce) », la science des astres, le mouvement de la sphère céleste, avant de leur enseigner leurs propres penchants et les moyens de les régler. « Que m’importe à moi les Pléiades ! Que m’importe la constellation du Bouvier (Anacréon) ! » — Anaximène de Milet écrivait à Pythagore, alors que les rois de Perse faisaient des préparatifs de guerre contre son pays : « Quel goût puis-je avoir à m’amuser à étudier les secrets des étoiles, quand j’ai toujours présente devant les yeux la mort ou la servitude ? » Chacun doit se dire de même : « Constamment en butte à l’ambition, à l’avarice, à la témérité, à la superstition, ayant encore en moi bien d’autres ennemis de moi-même, qu’ai-je à me préoccuper des lois qui président au mouvement des mondes ? »