Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/277

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Il pourra ensuite se livrer aux autres sciences, les scrutant à fond, au lieu de se borner à n’en apprendre que quelques définitions vides de sens. — Après qu’on lui aura appris ce qui sert à le rendre plus raisonnable et meilleur, on l’entretiendra de ce que sont la logique, la physique, la géométrie, la rhétorique ; et son jugement étant déjà formé, il viendra promptement à bout de celle de ces sciences sur laquelle aura porté son choix. Les leçons se donneront tantôt dans des entretiens, tantôt en étudiant dans des livres ; tantôt son gouverneur lui mettra entre les mains les ouvrages les plus appropriés à l’étude qu’il poursuit, tantôt il lui en fera l’analyse et lui en expliquera les parties essentielles dans leurs moindres détails. Si, par lui-même, ce gouverneur n’était pas assez familiarisé avec ces livres pour, en vue du plan qu’il a conçu, y puiser tous les précieux enseignements qui s’y trouvent, on pourra lui adjoindre quelques hommes de lettres qui, chaque fois que besoin en sera, lui fourniraient les matières à distribuer et faire absorber à son nourrisson. Cet enseignement ainsi donné sera plus aisé et plus naturel que la méthode préconisée par Gaza, personne ne le contestera. Ce dernier émet trop de préceptes hérissés de difficultés et peu compréhensibles ; il emploie des mots sonores et vides de sens, qu’on ne peut saisir et qui n’éveillent aucune idée dans l’esprit ; dans notre mode, l’âme trouve où s’attacher[1] et se nourrir ; le fruit que l’enfant en retirera sera, sans comparaison, beaucoup plus grand et arrivera plus tôt à maturité.

La philosophie, dégagée de l’esprit de discussion et des minuties qui la discréditent trop souvent, loin d’être sévère et triste, est d’une étude agréable. — Il est bien singulier qu’en notre siècle, nous en soyons arrivés à ce que la philosophie soit, même pour les gens intelligents, une chose vaine et fantastique, sans usage comme sans valeur, aussi bien dans l’opinion publique que de fait. Je crois que cela tient aux raisonnements captieux et embrouillés dont foisonnent ses préludes. On a grand tort de la peindre aux enfants comme inaccessible, sous un aspect renfrogné, sévère, terrible. Qui donc l’a ainsi affublée de ce masque qui, contrairement à ce qui est, lui donne cette mine pâle et hideuse ? Il n’est rien de plus gai, de plus gaillard, de plus enjoué, et peu s’en faut que je ne dise de plus folâtre ; elle ne prêche que fête et bon temps ; une mine triste et transie est un signe manifeste que ce n’est pas là qu’elle réside. — Démétrius le grammairien, rencontrant dans le temple de Delphes plusieurs philosophes assis ensemble, leur dit : « Ou je me trompe, ou à voir vos attitudes si paisibles et si gaies, vous ne devez guère être en sérieuse conversation les uns avec les autres. » L’un d’eux, Héracléon de Mégare, lui répondit : « C’est à ceux qui cherchent si tel mot prend deux l, ou d’où dérivent tels comparatifs et tels superlatifs, que surviennent prématurément des rides, en s’entretenant de leur science favorite. Pour ce qui est des études philosophiques, loin de renfro-

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