Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/287

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dans une galerie, nous fatiguons moins que si nous cheminions suivant un itinéraire trois fois plus long ; un effet analogue se produit pour nos leçons qui, données comme cela se rencontre, sans que ce soit en un lieu et à un moment qui nous soient d’obligation, se trouvent mêlées à tous nos faits et gestes et se reçoivent sans même que nous nous en apercevions ; les exercices, les jeux mêmes, la course, la lutte, la musique, la danse, la chasse, l’équitation, l’escrime, y concourent pour une large part. — Je veux que les idées de bienséance, la façon de se conduire dans le monde, la distinction dans la tenue et les manières se prennent en même temps que l’âme se forme ; ce n’est pas d’une âme, ce n’est pas d’un corps que l’on effectue le dressage, c’est d’un homme, il ne faut pas les traiter séparément ; Platon le dit : il ne faut pas dresser l’âme sans le corps, mais bien les mener de front, comme une paire de chevaux attelés à un même char ; et à l’entendre, il semble disposé à consacrer plus de temps et de soins aux exercices corporels, estimant que l’esprit s’en exerce d’autant et que l’inverse n’a pas lieu.

L’étude doit lui être rendue attrayante, et tout procédé violent pour l’y astreindre doit être banni. — Au demeurant, cette éducation doit se faire avec douceur et fermeté, et non comme on en agit d’ordinaire, où au lieu de faire aimer aux enfants l’étude des lettres, on leur en fait un objet de dégoût et de souffrance. Laissez de côté la violence et la force ; il n’est rien, à mon avis, qui abâtardisse et étourdisse davantage une nature imbue de sentiments élevés. Si vous voulez que l’enfant redoute la honte et le châtiment, ne l’y endurcissez pas. Ce à quoi il faut l’endurcir, c’est à la fatigue, au froid, au vent, au soleil et à toutes les incommodités qui peuvent survenir et qu’il doit mépriser ; amenez-le à être insensible à la mollesse, à toute délicatesse dans ses vêtements, son coucher, ses aliments, sa boisson ; accoutumez-le à tout ; faites-en, non un joli garçon efféminé, mais un garçon sain et vigoureux. Alors que j’étais enfant, plus tard homme fait, aujourd’hui que je suis vieux, j’ai constamment pensé et agi ainsi sur ce point : la discipline rigoureuse de la plupart de nos collèges, entre autres, m’a surtout toujours déplu ; en inclinant davantage vers l’indulgence, l’erreur eût été bien moins préjudiciable. C’est dans de vraies prisons que l’on détient la jeunesse ; elles la portent à la débauche, en l’en punissant, avant qu’elle en soit arrivée là. Allez-y au moment où l’école est ouverte, vous n’entendez que cris, vous ne voyez qu’enfants martyrisés et maîtres ne se contenant pas de colère. Quelle manière de rendre ces leçons attrayantes à ces âmes tendres et craintives que de les leur donner avec une mine rébarbative et le fouet en main ! Quel injuste et mauvais procédé ! sans compter, comme le fait très bien remarquer Quintilien, qu’une autorité qui s’exerce d’une façon aussi tyrannique, a les plus fâcheuses conséquences, en particulier par les châtiments qu’elle emploie. Combien ne conviendrait-il pas mieux que les classes fussent jonchées de fleurs et de verdure, plutôt que des débris de verge