Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/289

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ensanglantés ! je voudrais qu’elles soient tapissées d’images représentant la Joie, l’Allégresse, Flore et les Grâces, comme fît en son école le philosophe Speusippe. Là où ils travaillent, il faut aussi que les enfants prennent leurs ébats ; il faut emmieller la nourriture salutaire qu’on veut leur donner et arroser de fiel ce qui leur est contraire. — Il est merveilleux de voir combien Platon se montre attentif, dans ses lois, à ménager la gaîté et les passe-temps de la jeunesse de sa Cité ; combien il insiste sur ses courses, ses jeux, ses chansons, ses sauts, ses danses que, dit-il, les anciens avaient placés sous le patronage et la direction des dieux eux-mêmes : Apollon, les Muses, Minerve ; c’est par milliers qu’il fait des recommandations pour ses Gymnases. Pour ce qui est des sciences ayant les lettres pour objet, il s’y attache beaucoup moins ; et il ne semble recommander d’une façon particulière la poésie, qu’en raison de ses rapports avec la musique.

L’homme ne doit se singulariser en rien. — Il faut éviter, comme contraire[1] au bon ton et à la vie en commun, tout ce qui constitue une singularité ou est en contradiction avec nos mœurs et notre condition sociale. Qui ne s’étonnerait de la complexion de Démophon, maître d’hôtel d’Alexandre, qui transpirait à l’ombre et grelottait au soleil ? J’ai vu des personnes qui fuyaient l’odeur de la pomme plus que les coups de fusil ; j’en ai vu d’autres s’effrayer d’une souris, d’autres chez lesquels la vue d’une crème déterminait des vomissements, d’autres auxquels voir brasser un lit de plumes produisait le même effet ; Germanicus ne pouvait supporter ni la vue, ni le chant d’un coq. Ces effets peuvent tenir parfois à quelque disposition naturelle qui nous échappe ; mais, à mon avis, on en triompherait, en s’y prenant de bonne heure. En m’y appliquant, moi-même suis arrivé (non sans peine à la vérité) à ce qu’à l’exception de la bière, mon estomac s’accommode indifféremment de tout ce qui se mange et se boit.

Il doit être capable de se conformer aux usages de son milieu quels qu’ils soient, mais n’aimer à faire que ce qui est bien. — Alors que le corps est encore souple, il faut en profiter pour le plier à tout ce qui se fait, à tout ce qui est dans les habitudes. Pourvu qu’il reste toujours maître de ses désirs et de sa volonté, qu’on n’hésite pas à rendre notre jeune homme de force à tenir sa place dans n’importe quelle compagnie à l’étranger comme dans son propre pays ; il faut même, si besoin en est, qu’il puisse supporter les dérèglements et les excès. Qu’il soit formé suivant les usages de son époque, qu’il soit en état de faire toutes choses, mais qu’il n’aime à faire que les bonnes. Les philosophes eux-mêmes n’approuvent pas Callisthène d’avoir perdu les bonnes grâces d’Alexandre le Grand son maître, pour n’avoir pas voulu lui faire raison, le verre en main. Il rira, il folâtrera, il se débauchera avec son prince ; je veux que dans la débauche il se montre plus fort et plus résistant que ses compagnons, et que s’il ne fait pas le mal, ce ne soit pas parce qu’il ne le peut ni le connaît, mais

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