Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/307

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ment pour me faire travailler ; car la bonté, une humeur facile, étaient les qualités essentielles que mon père recherchait chez ceux auxquels il me confiait. — Du reste, la nonchalance et la paresse étaient mes seuls défauts ; il n’y avait pas à craindre que je fisse le mal, mais que je ne fisse rien ; personne ne présumait que je pusse devenir mauvais, mais je pouvais demeurer inutile ; on prévoyait en moi de la fainéantise, mais pas de mauvais instincts. Je reconnais que c’est en effet ce qui s’est produit ; j’ai les oreilles rebattues de reproches de ce genre : Il est oisif, froid dans ses rapports d’amitié et de parenté, se tient trop à l’écart et se désintéresse trop des affaires publiques. — Ceux mêmes qui me traitent le plus mal, ne disent pas : Pourquoi s’est-il approprié ceci ? pourquoi n’a-t-il pas payé cela ? mais : Pourquoi ne concède-t-il pas telle chose ? pourquoi ne donne-t-il pas telle autre ? Je serais reconnaissant qu’on ne désirât pas de moi au delà de ce que je dois, car on va jusqu’à exiger bien injustement ce que je ne dois pas ; et ce, avec une rigueur bien autrement grande que celle qu’apportent ceux-là mêmes qui m’adressent ces reproches à régler leurs propres dettes. Par de telles exigences, on ôte tout mérite à ce que je fais, et on s’épargne à soi-même d’en avoir la gratitude qu’on m’en doit et qui devrait être d’autant plus grande que le bien que je fais, je le fais entièrement de mon plein gré et de ma propre initiative, n’ayant sur ce point aucune obligation vis-à-vis de qui que ce soit. Je suis d’autant plus libre de disposer de ma fortune comme bon me semble, que je n’en suis redevable à personne ; j’ai également d’autant plus de liberté de disposer de moi-même, que je suis absolument indépendant. Toutefois, si j’étais porté à faire parade de ce que je fais et pour peu que je le veuille, il me serait facile de relever vertement ceux qui m’adressent ces reproches ; à quelques-uns je montrerais qu’ils cèdent à l’envie et ne sont pas tant offusqués de ce que je ne fais pas assez, que de ce que j’ai possibilité de faire plus encore.

Mon âme ne laissait cependant pas d’être, à part soi, susceptible de résolutions fermes et de porter, sur les objets qu’elle connaissait, des jugements sûrs et nets, qu’elle se formait sans ingérence étrangère ; elle était, entre autres, véritablement incapable, je crois, de céder à la force ou à la violence. — Parlerai-je aussi de cette faculté que j’avais, étant enfant, d’avoir une physionomie, une assurance, une souplesse de voix et de geste, qui me rendaient propre à tous les rôles que j’entreprenais, ce qui m’a permis de jouer convenablement, avant l’âge où d’ordinaire on les aborde, « à peine avais-je alors atteint ma douzième année (Virgile) », les principaux personnages des tragédies latines de Buchanan, de Guerente et de Muret, qui furent représentées, non sans succès, dans notre collège de Guyenne. En cela, comme en tout ce qui relevait de sa charge, Andréa Gouvéa, notre principal, était sans comparaison le meilleur principal de France ; et pour ces représentations, j’étais son meilleur interprète. C’est là un exercice auquel je ne trouve pas à redire, pour les enfants de bonne maison ; depuis, j’ai vu nos princes s’y