Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/315

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

moigne avoir vu à Milan un enfant aveugle recouvrer la vue par l’attouchement des reliques de saint Gervais et de saint Protais ; une femme, à Carthage, guérie d’un cancer par un signe de croix qui lui est fait par une femme nouvellement baptisée ; Hespérius, un de ses familiers, chasser les esprits qui hantaient sa maison, avec un peu de terre rapportée du sépulcre de Notre-Seigneur ; et plus tard cette terre, transportée à l’église, avoir rendu subitement l’usage de ses membres à un paralytique ; une femme, pendant une procession, ayant touché avec un bouquet la châsse de saint Étienne, et porté ce bouquet à ses yeux, avoir recouvré la vue perdue depuis longtemps déjà, et cite encore plusieurs autres miracles, auxquels il déclare avoir lui-même assisté. Que dirons-nous de lui qui les affirme et des deux saints évêques Aurélius et Maximius, dont il invoque les témoignages ? Dirons-nous que ce sont des ignorants, des simples d’esprit, des gens de facile composition, ou des gens pervers et des imposteurs ? Y a-t-il, dans notre siècle, quelqu’un assez impudent pour oser se comparer à lui, soit sous le rapport de la vertu et de la piété, soit sous celui du jugement et de la capacité ? « Quand ils n’apporteraient aucune raison, ils me persuaderaient par leur seule autorité (Cicéron). » — C’est une audace dangereuse et qui peut avoir de sérieuses conséquences, en dehors même de ce qu’elle a de téméraire et d’absurde, que de mépriser ce que nous ne comprenons pas. Qu’après avoir posé avec votre impeccable jugement la démarcation entre le vrai et le faux il survienne, ainsi que cela est inévitable, des faits que vous ne puissiez nier, dépassant encore plus en surnaturel ceux que vous récusez déjà, vous voilà, par cela même, obligés de vous déjuger.

En matière de religion, ce n’est pas à nous à décider ce que l’on peut ou non concéder aux ennemis de la foi. — M’est avis que ce qui apporte tant de désordres dans nos consciences, en ces temps de troubles religieux que nous traversons, c’est la distinction que les catholiques établissent entre les divers articles de foi. Ils imaginent faire acte de modération et de discernement, en concédant à leurs adversaires certains points en litige ; ils ne voient pas quel avantage ils leur donnent en commençant par leur céder et battre en retraite, et combien leur désistement les excite à poursuivre dans la voie où ils sont entrés. Les points sur lesquels ils cèdent, leur semblent de moindre importance ; il peut se faire qu’ils en aient une très grande. Ou il faut, en tout, se soumettre à l’autorité des pouvoirs ecclésiastiques que nous reconnaissons, ou les récuser en tout ; ce n’est pas à nous à déterminer ce sur quoi nous leur devons, ou non, obéissance. — Bien plus, et je puis le dire parce que je l’ai éprouvé, ayant autrefois usé de cette liberté de trier et de faire choix de certaines pratiques, à l’égard desquelles je jugeais à propos de ne pas observer les obligations que nous impose l’Église, parce que je les trouvais ou par trop inutiles, ou par trop singulières, et étant venu à m’en entretenir avec des hom-