Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/317

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mes possédant à fond la science théologique, il m’a été démontré que ces pratiques reposent sur des raisons de premier ordre et très sérieuses, et que c’est uniquement par bêtise et ignorance que nous les traitons avec moins de déférence que le reste. Que ne nous souvenons-nous en combien de contradictions est tombé notre jugement ! Combien de choses nous tenions hier pour articles de foi et que nous considérons aujourd’hui comme des fables ! La gloire et la curiosité sont[1] les deux fléaux de notre âme : celle-ci nous amène à mettre notre nez partout ; celle-là nous porte à ne rien laisser d’irrésolu et d’indécis.

CHAPITRE XXVII.

De l’amitié.

Le discours de La Boétie sur la servitude volontaire a été le point de départ de l’amitié qui l’unit si étroitement à Montaigne. — Contemplant le travail d’un peintre que j’employais chez moi, il me prit envie de regarder comment il procédait. Il fit d’abord choix du plus bel endroit, au centre de chaque paroi de mur, pour y peindre un sujet avec toute l’habileté dont il était capable ; puis il remplit les vides d’alentour d’arabesques, peintures toutes fantaisistes qui ne plaisent que par leur variété et leur singularité. Il en est de même ici : mon livre ne se compose que de sujets bizarres, en dehors de ce qu’on voit d’ordinaire, formés de morceaux rapportés, sans caractère défini, sans ordre, sans suite, ne s’adaptant que par hasard les uns aux autres : « C’est le corps d’une belle femme, avec une queue de poisson (Horace). » Sur le second point, j’ai donc fait comme mon peintre ; mais sur l’autre partie du travail, la meilleure, je demeure court ; mon talent ne peut me permettre d’oser entreprendre un tableau riche, élégant, confectionné dans toutes les règles de l’art ; c’est pourquoi je me suis avisé d’en emprunter un d’Étienne de La Boétie, qui fera à mon ouvrage plus d’honneur que tout le reste. — C’est un discours qu’il a nommé « La Servitude volontaire », mais que d’autres, qui ignoraient ce titre, ont depuis, avec juste raison, baptisé à nouveau : « Le Contre un ». La Boétie l’écrivit pour s’essayer, dans sa première jeunesse, en l’honneur de la liberté et contre la tyrannie. Depuis longtemps déjà ce discours circule parmi les gens sérieux, chez lesquels il est en grande réputation très justement méritée, car il est plein de noblesse et d’une argumentation aussi serrée que possible. Ce n’est pas que l’auteur n’eût pu faire mieux encore ; et si, à l’âge plus avancé où j’ai lié connaissance avec lui, il eût, comme moi, conçu le dessein d’écrire ses pensées, il nous eût laissé

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