Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 1.djvu/319

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des choses bien remarquables, qui eussent approché de bien près celles dont l’antiquité s’honore le plus ; car, sous ce rapport en particulier, il était doué au point que je ne connais personne qui puisse lui être comparé. Ce discours, qu’il n’a jamais revu, je crois, depuis qu’il l’a composé, est la seule chose qui demeure de lui, encore est-ce par le fait du hasard, avec quelques mémoires sur cet édit de janvier si fameux dans l’histoire de nos guerres civiles, mémoires qui trouveront peut-être leur place ailleurs. C’est tout ce qu’en dehors du catalogue des ouvrages qu’il possédait et que j’ai publié, j’ai pu recueillir de ce qu’il a laissé, moi à qui, par une si affectueuse attention, sur le point de rendre le dernier soupir, il a légué sa bibliothèque et ses papiers ; aussi je tiens particulièrement à cette pièce, d’autant qu’elle a été le point de départ de nos relations. Elle m’avait été communiquée longtemps avant que j’en aie vu l’auteur, et pour la première fois me fit connaître son nom, préparant ainsi l’amitié qui nous a unis et qui a duré autant que Dieu l’a permis, entière et complète, au point que certainement il y en a eu peu de semblables dans les temps passés et qu’il n’y en a pas trace de pareille parmi les hommes de notre époque. Tant de circonstances sont nécessaires pour que ce sentiment en arrive à ce degré, que c’est beaucoup si, en trois siècles, cela se produit seulement une fois.

L’amitié vraie est le sentiment le plus élevé de la société ; il est essentiellement différent des affections qui s’y rencontrent d’une façon courante et en ont l’apparence. — La nature semble s’être tout particulièrement appliquée à implanter en nous le besoin de société, et Aristote prétend que les bons législateurs se sont encore plus préoccupés de l’amitié que de la justice. Il est de fait que l’amitié marque, dans la société, le plus haut degré de perfection. D’une façon générale, toutes les affections auxquelles nous donnons ce nom, nées de la satisfaction de nos plaisirs, des avantages que nous en retirons, ou d’associations formées en vue de nos intérêts publics ou privés, sont moins belles, moins généreuses et tiennent d’autant moins de l’amitié, qu’elles ont d’autres causes, d’autres buts, et tendent à des résultats autres que celle-ci. Ces affections qu’on classait jadis en quatre catégories, suivant qu’elles étaient dictées par la nature, la société, l’hospitalité ou le besoin des sens, ni dans leur ensemble, ni prises isolément, ne réalisent cet idéal.

Toute contrainte exclut l’amitié ; c’est pourquoi les rapports entre les pères et les enfants revêtent un autre caractère. De même entre frères que divisent souvent des questions d’intérêt. — Dans les rapports des enfants avec leurs pères, c’est plutôt le respect qui domine. L’amitié a besoin d’un échange continu de pensées qui ne peut régner entre eux, en raison de la trop grande différence qui existe à tous égards ; cet échange pourrait parfois choquer les devoirs réciproques que la nature leur a imposés, car toutes les pensées intimes des pères ne se